vendredi 30 octobre 2020

Ibn Arabi, Le Maître de la Voie d'Amour: Préambule 1


Préambule 1

  Sur les pas du Plus grand Maître: Ibn Arabi


Avant d’entrer dans le vif du sujet qui est la rédaction d’une biographie à la fois réelle et imaginée (nous verrons pourquoi ), je vous laisse prendre connaissance de l’itinéraire qui m’a amené aux portes du Cheikh al-Akbar.

 

J. Green écrivait à propos de Saint François d’Assises : « il faudrait être un saint pour parler de ce saint ». S’agissant d’Ibn ‘Arabî, il faudrait ajouter « et pas n’importe quel saint ! ». Il faut en effet une grande prétention ou une profonde inconscience pour accepter d’écrire une biographie de celui dont le parcours terrestre et la pensée spirituelle ont si peu d’équivalent dans la pensée universelle.

J’ai accepté de parler de la vie du grand Maître. Ce défi me trouble et me passionne. J’ignore si j’arriverai à rendre compte de celui qui fut le plus grand penseur de l’Islam. Mais je suis prêt à mettre à son service toute mon énergie et ce que j’ai reçu d’enseignements. J’irai vers lui avec l’amour que la lecture de son œuvre m’a permis de découvrir.

Je ne savais pas qu’un jour j’aurai à parler du Shaykh al-akbar. La première fois que je fis sa « rencontre », ce fut lors de la rédaction de ma thèse sur la poésie andalouse. Je découvris alors les muwashshahât composées par Ibn ‘Arabî. Je consacrai à ses poèmes andalous un chapitre dans lequel je parlai également des muwashshahât d’Abû al-Hasan al-Shushtarî, un autre soufi d’origine andalouse. Je me rappelle avoir adressé, à la veille d’entreprendre le chapitre les concernant, une « lettre » aux deux grands maîtres afin de leur exprimer ma profonde émotion et de solliciter leur secours. Le paragraphe que je rédigeai par la suite sur leurs muwashshahât spirituelles constitue l’un de mes passages préférés dans cette thèse.

Par la suite, Julien Jalal Eddine Weiss (Rahimahou Allah) - un musicien français qui a vécu en Syrie et dirigeait  un ensemble de musique classique orientale Al Kindi) sollicita ma collaboration pour la traduction des poèmes soufis d’un album sur la musique des Derviches tourneurs de Damas. Je garde un souvenir ineffable de ce travail qui me mit au contact d’Ibn al-Fâridh et me fit surtout retrouver Ibn ‘Arabî. Je donnai alors la traduction suivante des vers fameux de son Turjumân :

 

Jusqu’à ce jour, j’ignorais mon Bien Aimé

Puisque ma religion, de la sienne était éloignée(...)

L’Amour, désormais, est mon unique croyance

Où que se dirige sa caravane, l’Amour sera ma religion et ma foi.”

À cette époque (en 1998), je commençais à suivre l’enseignement spirituel d’un maître soufi, Cheikh Djamal Z.. Ma curiosité littéraire pour l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî s’enrichit des enseignements tirés d’une expérience spirituelle dont le mot-clé est « l’Amour divin ». Je décidai alors de faire connaître à mes étudiants un aspect de l’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî. Mon choix se porta sur  Turjumân al-ashwâq (“l’Interprète des désirs”) .

En abordant cette oeuvre magistrale, je m’aperçus de la difficulté d’en appréhender les aspects ésotériques. Apparemment, il s’agit d’une Anthologie regroupant des poèmes d’amour inspirés à Ibn Arabi par Nizâm, la fille d’un cheikh persan rencontré lors d’un séjour à la Mecque. L’enseignant de littérature classique que j’étais croyait qu’il était en terrain connu. Rien ne semblait différencier ces poèmes de ceux que l’on connaissait auparavant et ce depuis la période préislamique. Cependant, l’Anthologie comporte une introduction rédigée par Ibn Arabi qui avertit le lecteur que: 

« Quel que soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ a’nî). Mais il y a plus. Dans les vers que j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux correspondances (al-munâsabât) ( de notre monde ) avec le monde des Intelligences angéliques ; c’était me conformer à mon habituelle manière de penser par symboles, cela, parce que les choses du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente, et parce que cette jeune fille connaissait parfaitement ce à quoi je faisais allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi  ushîru ). »[1]

Mis en demeure, par ma décision d’inscrire cette oeuvre au programme, d’être clair dans mes cours, je m’imposais une recherche qui me fit franchir des étapes inattendues dans l’initiation à l’oeuvre du Maître.

Je commençais alors par me constituer une solide bibliographie qui me permit de m’initier à « l’univers akbarien ». Je dois cette initiation à des traducteurs, chercheurs et documentalistes versés dans le domaine. Le premier d’entre eux est Maurice Gloton, auteur d’une traduction en français du Turdjumân[2] et du Traité de l’amour. J’avais eu l’occasion de l'écouter présenter un important  exposé sur Ibn ‘Arabî à l’Institut du Monde Arabe à Paris. Il y a eu ensuite et surtout Michel (Ali) Chodkiewicz – rahimahou Allah- dont j’avais entendu parler à propos de sa traduction d’extraits du Kitâb al-Mawâqif de l’Émir ‘Abd al-Qadir[3] et qui est l’auteur du magnifique ouvrage sur intitulé “Le Sceau des saints”. Puis je pris connaissance de la thèse de Claude Addas sur la vie et l’oeuvre du Shaykh al-akbar[4] . La lecture de sa biographie très documentée constitua une étape importante dans la connaissance du parcours terrestre et du voyage spirituel d’Ibn ‘Arabî. Je lus aussi avec intérêt les travaux de H. Corbin[5] et les nombreuses traductions de passages de l’oeuvre d’Ibn 'Arabi donnés par Michel Valsan.

 Mais le plus important dans cette démarche d’exploration de l’univers du Cheikh al-Akbar fut la confrontation avec l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî elle-même. Une quête frénétique de tous les écrits du Maître me saisit alors. Je réussis à acquérir tout ce qui se trouvait dans les librairies parisiennes spécialisées dans la culture arabe et  complétai ma collection avec ce que je dénichai chez les libraires en Algérie lors de mes déplacements dans ce pays. Le responsable de la bibliothèque de l’UFR Orient et monde arabe à l’Université Paris 3 s’avéra quant à lui un interlocuteur de haut niveau du domaine qui m’intéressait. Il mit à ma disposition des textes comme Mawâqi‘al-Nudjûm ainsi que des traductions de M. Valsan parues dans la Revue des Études traditionnelles.

Ainsi armé de toutes ces études et textes d’Ibn ‘Arabî, je présentai lors d’un colloque international que j’organisai en mars 2001 à l’Institut du monde arabe un exposé intitulé : Les poètes soufis et l’art du tawshih. J’examinai le lien étroit qui reliait les muwashshahât profanes (ces poèmes strophiques inventés en Andalousie musulmane au 10e siècle) à celles appartenant au registre mystico-spirituel. Je montrai comment Abû Madyan, Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî “ ont su reprendre, avec un rare bonheur, les images et même le vocabulaire poétique des washshâhûn profanes afin de “chanter l’ivresse mystique et la quête de l’union avec le Créateur”. Tout ce que la poésie profane a exprimé sur la douleur de la séparation, les amers regrets ou la nostalgie des moments vécus dans l’union ainsi que sur le fol espoir des retrouvailles, les poètes soufis s’en saisirent. Par un processus semblable à celui de l’alchimiste qui transforme le plomb en or, ils opérèrent une translation sémantique qui méritait d’être analysée.

Ce Colloque fut pour moi le point de départ d’une exploration régulière et systématique de l’oeuvre du Maître. Les Futûhât al-Makkiyya (Les Conquêtes spirituelles de La Mecque) dont je venais d’acquérir une édition en neuf volumes[6] devinrent mon livre de chevet. J’y découvris le chapitre sur l’amour (Bâb al-Mahabba) dont la lecture en arabe fut pour moi un moment de ravissement et de profonde interrogation. Je décidai alors de mettre le texte au programme afin de faire partager à mes étudiants le plaisir de lire un texte du 13e siècle d’une beauté et d’une richesse inégalées. Le cours s’adressait aux étudiants de licence et s’intitulait :

Amour profane et amour spirituel entre l’Orient et l’Occident musulmans dans la période classique : l’exemple du Traité de l’Amour (Bâb ma‘rifat maqâm al-mahabba d’Ibn ‘Arabî.

Le 1er cours sur le Turdjumân puis du Traité de l’amour consistait en l’étude thématique et stylistique du chef-d’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî. Le but était d’initier les étudiants à la technique de recherche en littérature classique et de les familiariser avec la terminologie et le lexique de l’amour chez un auteur soufi. Et comme il n’y a pas meilleur moyen de comprendre une oeuvre que de l’enseigner, je découvris à quel point j’étais moi-même ignorant dans ce domaine. Mais peu à peu les notions fondamentales commencèrent à me devenir familières. Ce que j’apprenais par la lecture fut consolidé « par goût » (dhawqan) par mon initiation à la pratique spirituelle soufie dont je faisais l’expérience  sous la direction de cheikh Djamal.

De temps à autre, je me laissai aller à des improvisations versifiées suivant timidement et modestement les pas du Maître. Pour comprendre la poésie, rien de mieux que d’en composer soi-même, me disais-je. Parmi les poèmes que j’osai commettre, il y eut sous forme de munâdjât ( imploration du quêteur ) un petit quatrain que m’a inspiré un passage des Futûhât dans lequel Ibn 'Arabi évoque les lamentations d’un “cheminant” sur la Voie soufie. Celui-ci, chaque fois qu’il tentait de pratiquer “qiyam al-Layl”- ces veillées spirituelles où le soufi méditait la nuit entière dans l’immobilité et le silence- finissait par s’endormir avant le lever du jour. Alors il adressa une plainte déchirante à Dieu - Celui qui ne dort jamais-. La lecture de cette plainte me toucha profondément et alors, du tréfonds de mon âme, jaillirent des paroles que je mis en ordre par la suite dans ce quatrain :

Kayfa yanâmu al-‘âshiqu wa-l-Habîbu yaqdân

Kayfa ghafaltu fi-ruqâdî wa Anta sahrân

Yâ Man sakanta qalbî l-hayrân ‘abdu-Ka walhân

Lam yatib lî ta‘âmun wa-lâ shurbu kîsân

Anta qasdî wajadtu fî-Ka djannata Ridwân

Kullu mâ khalaq-ta la-Ka mâdha yu‘tî l-haymân

An‘am ‘alâ man zâdu-hu dhikru-Ka yâ Rahmân

Bi-wasli-Ka l-maw‘ûdi qabla fawâti l-’awân

 

Comment l’amant peut-il s'endormir alors que veille le Bien-Aimé ?

Comment ai-je pu T’abandonner et sombrer dans le sommeil ?

Ô Toi qui a pris pour demeure mon coeur affligé,

J’ai perdu le goût de l’ivresse et du manger:

C’est Toi mon but auprès de qui j’ai agrément et félicité

Tout est Ta création, tout T’appartient,

que pourrait T’apporter l’amoureux éperdu ?

Accorde à celui qui n’a pour provision que l’évocation de Ta miséricorde

L’union promise avant que ne s’achève cette vie si brève.

 

Saadane Benbabaali,

30/10/2020

©Tous droits réservés



[1]  In H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Aubier, Paris, 1993, p. 111.

[2] Il traduisit également un chapitre fondamental des Futûhât : Bâb al-Mahabba. Cf.Ibn Arabi, Traité de l’amour, Albin Michel, 1986. 

[3] M. Chodkiewicz, Les écrits spirituels 

[4] C. Addas : Ibn ‘Arabî, ou la quête du soufre rouge,

[5] Corbin H., L’imagination... op. cité

[6] Celle de dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya,  Beyrouth, 1999.


 

Aucun commentaire: