Aspects profane et spirituel
de la poésie andalouse chantée
avant et après la chute de Grenade
Montréal, le 22 octobre 2022
Saadane BENBABAALI
Remerciements :
· À Zaki, Amina, Sid-Ali avec qui, depuis des mois, par Wathsapp et email, ce projet a été mis au point.
· À tous les membres du Conseil de l’Association Mezghena de Montréal à qui je dois l’invitation et ma présence parmi vous ce soir.
· À tous les musiciens, interprètes qui ont donné corps musicalement au projet
et qui vont nous régaler ce soir avec une nouba Sika aux relents d’Andalousie ;
· Merci aussi à tous mes amis de Montréal qui ont répondu à mon appel et à chacune et chacun de vous qui, par votre présence et votre écoute, serez nos partenaires dans ce dialogue historico, poético-musical.
Le titre :
Aspects profane et spirituel de la poésie andalouse chantée avant et après la chute de Grenade
Nous allons essayer en quelques minutes de parler
· d’une poésie particulière née en Espagne musulmane la poésie strophique appelée muwashshah et zadjal
· apparue en Andalousie musulmane au 11e siècle
· puis transmise au Maghreb après la chute du dernier Royaume musulman en Andalousie, celui de Grenade en 1492
· et enrichie depuis cette date jusqu’au siècle dernier par des générations de poètes et musiciens maghrébins.
· Nous allons essayer de traiter à la fois son aspect profane et sacré afin de montrer aussi bien la dimension festive terrestre de cette poésie que sa portée spirituelle sacrée grâce à des auteurs soufis comme Ibn Arabi, Al-Shushtari et Abû Madyan Shu‘ayb.
·
Al-Andalus, carrefour des cultures
D’abord qu’est-ce que cette contrée nommée al-Andalus où ont été créées, façonnées et transmises les poésies et la musique dont nous allons parler ?
Aujourd’hui l’Andalucia, est l’une des 19 régions en Espagne.
En revanche, al-Andalus est le nom donné à un territoire aux frontières changeantes qui comprenait au départ presque la totalité de l’Espagne et du Portugal actuels.
Pourquoi donc al-Andalus nous intéresserait t-elle ?
· Son rapport particulier avec l’Europe et l’Orient:
· Elle a joué, malgré certains dénis, un grand rôle dans la transmission de savoirs scientifiques et littéraires à l’Europe. C’est à Averroès ( Ibn Rushd 1126-1198) que la Renaissance européenne doit notamment ses Commentaires d’Aristote. Et c’est aux poètes andalous que les troubadours provençaux doivent la forme strophique de leurs poèmes et de nombreux thèmes amoureux courtois.
· Loin du pouvoir central abbaside installé à Bagdad, les Andalous se sont doté d’un califat autonome, le califat omeyyade qui, à la fin du 10e siècle et au début du 11e a fait d’Al-Andalus la patrie du raffinement, du goût du luxe et de la courtoisie amoureuse notamment sous le règne de Abderrahmane III.
· L’expérience sociale et humaine remarquable qu’elle a constituée en tant que foyer de rencontres et d’échanges et la formation d’une nation multi-ethnique où Ibères (juifs et chrétiens), Arabes (musulmans) et Berbères (nouvellement et partiellement islamisés) ont connu une symbiose sociale comme il en a existé très peu dans l’histoire humaine. Cette expérience a duré de 711 à 1492.
Al-Andalus a intéressé et continue à intéresser autant les chercheurs arabes que les orientalistes occidentaux
· Les uns cherchant à y retrouver la gloire d’un passé prestigieux après le déclin de la civilisation musulmane
· Les autres un exemple de société de coexistence pacifique et harmonieuse ou au contraire la preuve de l’impossibilité de cohabiter pour des peuples de cultures ou de religions différentes.
Après la chute du dernier royaume musulman à Grenade en 1492 puis l’expulsion des morisques au début du 17e siècle, des actions furent entreprises pour effacer les traces de cette histoire particulière dans la Péninsule ibérique. Mais le sol et le sous-sol espagnols et portugais gardent encore des vestiges dont les plus célèbres et les plus visibles sont l’Alhambra à Grenade, la grande mosquée et Madinat az-Zahra à Cordoue et la Torre de Oro ou la Giralda à Séville.
Une poésie ornée et embellie : le muwashshah
Structure et thématique :
Al-Andalus nous a légué une poésie qui constitue une part importante du patrimoine littéraire arabe. Après avoir commencé par imiter les grands poètes orientaux, les Andalous ont senti la nécessité de se libérer de cette tutelle. Ils ont alors inventé une forme originale de poésie exprimant les spécificités de leur identité particulière.
Les poètes andalous vont opérer une véritable révolution en abandonnant les poèmes bâtis sur un mètre et une rime uniques. Ils inventent, dès la fin du 10e siècle, une forme nouvelle de poésie appelée muwashshah (mot qui signifie en arabe poésie embellie, enjolivée) :
Du point de vue structurel, cette poésie strophique comporte des rythmes métriques multiples et une multiplication des rimes.
Sur le plan thématique, les poètes (washshahûn) se détournent totalement des sujets guerriers, de l’évocation de la mort et des pleurs sur les vestiges de la bien-aimée. Ils envoient aussi aux oubliettes les descriptions des déserts et développent une poésie de la nature avec ses jardins à l’image de ceux du « Paradis céleste » promis aux bienheureux par le Coran.
Etude socio-historique
Ce nouveau genre poétique connut une évolution dont on peut rappeler ici brièvement les principales étapes :
Le véritable développement du muwashshah s’est produit au XIe siècle.
De nombreux poètes qui excellèrent dans cet art nouveau sont issus de classes sociales
modestes : Ibn al-Labbâna (le fils de la crémière), al-Khabbâz (le boulanger), al-Djazzâr
(le boucher) ou Ibn Djâkh al-Ummî (l’illettré). Mais la Khassa (l’élite) - qui avait
d’abord pris de haut cette poésie qui dérogeait aux règles de la poésie traditionnelle-
finit par composer dans le nouveau genre poétique. Au 14e siècle, le souverain Yûsuf III
lui-même composa des muwashshahât.
Dès le XIIe siècle, le muwashshah commence à franchir le Détroit pour aller conquérir
aussi bien le Maghrib voisin que des contrées plus lointaines en Orient.
À partir du VIe / XIIe siècle les illustres représentants du mouvement soufi Abû Madyan,
Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî composèrent des poèmes strophiques dans lesquels ils
exprimèrent leurs expériences spirituelles.
Nous en reparlerons dans la dernière partie de cet exposé.
La particularité de cet art poétique
· Emploi du parler andalou dialectal et de l’ancien idiome espagnol - le romance- dans les pointes finales appelées khardjas
· Liaison étroite avec le système musical andalou encore vivant de nos jours dans les pays du Maghreb et dont je parlerai plus loin.
Les thèmes profanes de la poésie andalouse
1.L’homme, la femme et le cosmos
Malgré leur apparente simplicité, ces poèmes strophiques reflètent une conception très particulière des rapports amoureux. Les hommes (en tant qu’amants) y sont invités à participer à l’élan vital de la nature et à la symphonie du cosmos.
Tous les éléments naturels participent à l’univers amoureux et bachique :
· Au plan terrestre : les parterres de fleurs, les canaux et cours d’eau, les arbres, les collines, les montagnes…
· Au plan intermédiaire : les oiseaux, la brise, les nuages, la pluie….
· Au plan céleste : le soleil, la lune et les étoiles…
Cependant c’est la femme qui réunit en elle tous les éléments de la symphonie cosmique :
Yaqûlûna fî l-bustâni husnun wa bahdjatun…
wa in shi’ta an talqâ al-mahâsina kulla-hâ
fa-fî wadjhi man tahwâ djamî‘u l-mahâsini
On dit que charme, beauté et joie de vivre
Se trouvent dans le jardin...
Mais, si tu désires profiter de toutes ces merveilles,
C’est sur le visage de celui que tu aimes,
Que tu les trouveras.
Sur son front ou son visage, tous les astres resplendissent : soleil, lune et étoiles.
Ô croissant de lune, par une nuit obscure,
Ton charme est sans pareil .
La délicatesse de sa démarche et la beauté de ses yeux évoquent celles des gazelles :
Ô toi qui as le regard de gazelle, dis-moi
Es-tu un être humain ou bien un ange ?
Les poètes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’au-delà.
Sa taille élancée, fine et souple est comparée aux rameaux du saule ;
ses joues ont la couleur des roses ;
Ses yeux ont la noirceur envoûtante de ceux des houris ;
Sa bouche recèle les perles les plus rares ;
Son haleine exhale les parfums les plus exquis ;
Sur ses lèvres, l’amant déguste un divin nectar ;
Enfin sur sa poitrine poussent des pommes et des grenades aux formes parfaites.
2. Amour et ivresse andalous
Dans les muwashshahât, le « sujet lyrique » est souvent un amant au cœur déchiré par un amour impossible. Mais il proclame son « noble » amour et sa soumission à la bien-aimée comme dans la chanson Yâ Sahib al wadjh al djamil que nous écouterons tout à l’heure
Ô toi dont le visage est charme et beauté,
Pitié pour mon coeur épris d'amour ;
Sans médecin ni guide contre mon mal,
J'implore ton consentement et me soumets à toi
Je suis esclave de ton amour et mon coeur te désire ;
J'ai perdu ma vie à t'aimer sans espoir
Toi qui m'as ignoré et m'as abandonné
Mais que puis-je faire d'autre sinon t'obéir
Afin d'obtenir l'amour que toi seul peux donner?
Mais c’est Ibn al-Khatîb (m. en1374), le ministre-poète de Grenade, qui exprimera cette douleur d’aimer avec un accent particulier dans sa célèbre muwashshaha qui commence par « Djâda-ka al-ghaythu… » (8). L’amoureux reconnaît que son destin est de rechercher l’amour même s’il doit pour cela se consumer totalement :
« Pourquoi donc, chaque fois que souffle le vent d’Est, mon cœur
A t-il un nouvel accès de passion et de désir ?
Mon cœur s’est attiré les soucis et la maladie
Mais il recherche avidement les peines d’amour.
Une passion ardente brûle ma poitrine
Comme le feu brûle les herbes sèches
Il n’a laissé en moi qu’un peu de sang
Comme les traces de l’aube après la nuit obscure ».
L’amoureux est très souvent un être débordant d’amour (‘âshiq), l’ami intime (al-khalîl), mais il se distingue surtout par son comportement « courtois » (6). Il souffre mais ne perd jamais l’espoir de reprendre sa place dans le cœur de celle qu’il aime. C’est ce que nous écouterons dans ce zadjal intitulé : Yâ nâs a-mâ ta‘dhirounî
Bonnes gens, ne compatirez-vous pas
Au malheur qui me frappe ?
Même les censeurs ont eu pitié de moi
Tant je passe mes nuits à guetter les étoiles !
Par Dieu, bonnes gens, comment en suis-je venu
À m’éprendre de celle qui refuse l’union ?
Mais, j’en fais le serment, je ne perdrai pas espoir
Jusqu’à ce qu’elle soit auprès de moi
Et qu’elle vienne partager ma coupe
Au grand dépit des envieux et des censeurs ;
L’amant connaît les lois de l’amour et sait les respecter. Et la première de ces lois consiste à se soumettre totalement à celle qu’il aime ; l’amant est patient (sâbir), humble et docile (dhalûl). Il accepte son sort et « endure sans révolte les affres de l’amour » nous dit Ibn Baqî :
« Je me plains et tu sais quel est mon état (…)
(Mais) S’il n’y a point de chemin vers toi,
La patience pour une belle est une noble qualité.
Je suis consentant et j’accepte ce qui m’atteint
Comme souffrance et comme peine d’amour. » (9)
Ibn Sahl (m. 1251) exprime aussi la soumission de l’amant en ces termes :
« Je la remercie pour ce qu’elle m’a laissé (de souffle de vie)
Et ne la blâme point pour ce qu’elle a consumé
Ce qu’elle fait est bien, même lorsqu’elle est injuste
Je n’ai pas de pouvoir sur ce qui m’arrive
Puisqu’elle a pris la place de mon âme. » (10)
La seconde loi est la fidélité à la bien-aimée. L’amant se caractérise par sa constance dans l’amour (al-wadd) et un attachement sans faille à celle qu’il aime. Chez Al-Khabbâz l’amant proclame sa fidélité en ces termes :
« De ma bien-aimée, jamais je ne me séparerai
En amour, j’accepte de paraître telle qu’une ombre
Le cœur affligé, j’espère obtenir ses faveurs. » (11)
« N’écoutes pas les reproches, Ô mon cœur,
Au sujet du mal d’amour qui est nécessité,
La fidélité en amour est un devoir pour moi,
Et non pour celui qui me blâme ;
Il m’importe peu de perdre ma vie… » (12)
Pour avoir subi avec succès l’épreuve d’amour, que les troubadours appellent l’Assag, l’amant exemplaire connaîtra alors la plus belle des récompenses : la présence de la bien-aimée et c’est alors qu’amour et ivresse se conjuguent dans des retrouvailles que chanteront nos amis musiciens dans ce poème bachique Dîr al ‘uqâr
Échanson, fais passer les coupes
Et remplis la mienne aussi.
Que ton vin chasse mes ennuis,
Et me redonne vie !
Aujourd’hui, la lumière de mes yeux est revenue ;
Ma gazelle m’a rendu visite,
Face à moi, elle s’est assise,
Et, comme un astre, m’a illuminé.
Qu’il est doux de boire un vin
Tiré des joues écarlates de ma bien-aimée.
Ma belle m’a rendu visite,
Et pour elle je fais la fête ;
J’ai préparé les meilleurs mets
Et des vins aux sublimes saveurs.
Parfois le poète andalou donne la parole à des jeunes filles dans des compositions osées, défiant les règles sociales où elles proclament tout haut leur droit à l’amour comme on peut le lire chez Al-Kumayt al-Batalyawsî :
« Je jure par Dieu que ma peine d’amour m’a consumée
Je vais crier car il a brisé ma poitrine
Il a blessé mes lèvres et dispersé (les perles) de mon collier.» (14)
Chez Ibn Sharaf, un washshah de la même époque, l’amoureuse n’hésite pas à bousculer un tabou important en réclamant vengeance contre sa propre mère qui l’empêche de rencontrer son amant. Elle déclare en dialecte andalou :
« Maman ! Pourquoi dois-je souffrir ainsi
Alors que mon amant demeure près de chez nous ?
Ô gens, si je meurs d’amour
Que l’on se venge de ma mère !» (15)
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