lundi 8 avril 2024

UNE PASSION POUR AL-ANDALUS

RENCONTRE AVEC MONSIEUR SAADANE BENBABAALI 

 

Interview réalisée par

 OUARET ZAHRA    et SAADI HIND


     


Monsieur Saadane BENBABAALI est un écrivain, traducteur et essayiste né en Algérie 
en 1948. Il a eu une formation bilingue français/arabe. Il obtient une licence en lettres à 
l’Université d’Alger où il enseignera la grammaire et la stylistique françaises. Il enseignera 
aussi dans différents établissements secondaires avant de partir en France pour continuer 
ses études.  Nous avons eu l’honneur de l’accueillir le 28 novembre 2017 à l’université Paris 8 afin de lui poser quelques questions que vous trouverez ci-dessous. Au cours de cet entretien, il a partagé avec nous son expérience, son parcours et son amour pour l’apprentissage. 


1- Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser à la littérature Arabe classique et Andalouse ? 

Avant de m’intéresser à la littérature arabe classique et à la littérature andalouse je me suis d’abord intéressé à la langue arabe. Tout a commencé lors de mes années de collège en Algérie. J’ai eu la chance, de la sixième jusqu’à la fin de la troisième, de bénéficier d’un enseignement bilingue (arabe et français) qui me permit d’avoir un bon niveau en arabe. Je rajouterai aussi que mes parents qui avaient le souci de me permettre d’approfondir la langue arabe m’avaient également inscrit dans des écoles privées. Les enseignants que j’ai eus au collège mont fait aimer cette langue passionnément. Je me suis beaucoup intéressé à la littérature mais à cette époque je n’avais pas pour objectif de devenir arabisant ou enseignant d’arabe.
 

À l’Université d’Alger, j’ai étudié la littérature française dans la filière des lettres modernes françaises où j’ai eu la chance de suivre l’enseignement de professeurs français passionnants. Ils m’ont donné l’envie d’approfondir la langue et la culture françaises et surtout de devenir un jour écrivain en français. J’ai alors commencé à écrire surtout des poèmes en français et quelques essais de romans. À la fin de ma licence, mon professeur Kamel MALTI m’a demandé de me joindre à son équipe pour enseigner la grammaire et philologie françaises à l’Université d’Alger.

 

Puis en 1976, j’ai obtenu une bourse pour aller en France pour faire des études en didactique du français langue étrangère au CREDIF, un organisme de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. 

 

À la fin des années 80, en accompagnant ma fille qui voulait faire de la musique andalouse, j’ai été tellement séduit par cette musique que j’ai acheté une guitare et j’ai commencé à apprendre à en jouer. Ce sont donc les chants andalous qui m’ont permis de renouer avec la langue arabe. Un groupe avancé qui donnait des concerts de musique andalouse avait besoin de traductions pour leurs concerts, je me suis donc occupé de la traduction en français des textes qu’ils chantaient. Cela m’a tellement intéressé que je me suis inscrit à la Sorbonne-Nouvelle en littérature classique arabe et en 1987 j’ai soutenu une thèse intitulée « Poétique du muwashshah dans l’Occident musulman médiéval ». C’est ainsi que j’ai changé de voie et trouvé celle qui allait marquer le restant de ma vie. 

2- Quels sont les traits distinctifs de la littérature Andalouse médiévale par rapport à la littérature Arabe classique ? 


L’histoire de l’Espagne musulmane ou Al-Andalus commence en 711 et se termine en 1492 avec la chute du Royaume nasride à Grenade. Au début du huitième siècle il y avait 12 mille soldats issus presque tous du Maghreb, parmi eux il y avait seulement 400 ou 500 soldats de langue et culture arabes, tous les autres étaient des berbères.  La proportion des berbères qui parlaient vraiment l’arabe et qui pouvaient éventuellement connaître la littérature du Moyen-Orient était limitée. La première période fut donc surtout une période d’imitation de la littérature orientale. Il était de règle d’admirer les œuvres des auteurs arabes de Damas, de Koufa ou de Bagdad et d’écrire comme eux. 

Vers la fin du dixième siècle, un peu plus de berbères se sont mis à parler l’arabe ainsi que beaucoup d’espagnols de souche convertis à l’islam. C’est à ce moment que les enseignements du Coran, du hadith, de la littérature arabe se sont vraiment développés.  C’est à ce moment-là aussi que des Andalous, fiers de leur origine, ont voulu exprimer leurs goûts et leurs visions de la vie avec leurs propres mots. Ce fut alors la naissance de la littérature andalouse comme un acte d’indépendance culturelle. Parmi leurs apports les plus remarquables, les Andalous ont inventé le muwashshah, une poésie strophique avec une structure particulière. Cette poésie est une véritable révolution car elle bouscula les règles de la poésie traditionnelle. En effet, les nouveaux poètes multipliaient les rimes et utilisaient des mètres différents dans le même poème. Mais surtout, ils terminaient parfois leurs poèmes par une dernière strophe qui comportait un envoi final appelé khardja. Cette khardja est souvent mise dans la bouche d’une femme amoureuse et audacieuse qui exprime ses désirs dans un langage mêlant le dialecte andalou et l’espagnol ancien. Nous sommes loin de la qasida ancienne à rime unique, mètre unique et rédigée uniquement en Fusha. 

 

3- Quel est votre auteur préféré et pourquoi ? 

 

Je ne peux pas me contenter de citer un seul auteur car j’en aime plusieurs.  Chronologiquement parlant, je citerai les auteurs préislamiques car ils nous ont apporté les parfums d’une période mythique, la période préislamique que l’on a tort, d’ailleurs, de nommer « djahiliyya » qui signifie « ignorance ».

Le deuxième auteur, si j’ose dire, c’est Celui qui a dicté le Coran. Il est Dieu pour les croyants musulmans et l’Inimitable Inspirateur d’un homme dont le Message changea la face du monde.

Je citerai ensuite les poètes des périodes omeyyades et abbasides (fin 7e siècle-10e siècle) des amoureux comme ‘Umar ibn Abî Rabi’a, des poètes bachiques comme Abû al-hindi et Abû Nuwas ou élégiaque et mystiques comme Abu al-‘Atahiyya. C’est aussi un auteur qui m’a beaucoup intéressé car il parle de la mort d’une façon très profonde et très touchante. J’aime beaucoup Al-Hamadhani pour ses célèbres Maqâmât. Ensuite, chronologiquement toujours et non par ordre de préférence, viennent les auteurs andalous de muwashshahât. Enfin, et je terminerai avec Mahmoud Darwich pour la poésie moderne.


4- Pensez-vous que la littérature arabe est suffisamment connue en Occident ? 

 

Des générations d’arabisants célèbres en France, comme ailleurs en Europe et dans tous les grands pays, se sont intéressés à la littérature arabe. Ils ont réalisé des travaux considérables de traduction et de publication. Cependant, leurs ouvrages ne touchent qu’un public limité, notamment parce que les grands médias ne les font pas connaître suffisamment, mais aussi à cause du rapport souvent complexe que l‘Occident moderne entretient avec le monde arabe. On pourrait presque dire que l’engouement des orientalistes des 18 e et 19 e siècle fut plus profond que l’intérêt des occidentaux contemporains. 

 

5- Est-ce que cette passion pour la littérature andalouse a eu un impact sur votre vie personnelle ? 

 

Totalement. Elle m’a d’abord donné l’envie de visiter plusieurs fois l’Andalousie, en famille, de façon personnelle, mais aussi lors de séjours que j’ai organisés pour mes élèves et étudiants depuis 1993. Depuis cette date, j’ai conduit plus de 1000 étudiants, amis, artistes-musiciens et chanteurs au cours de 20 voyages en Andalousie.

Mes cours à l’Université Paris 3, durant 20 ans, ainsi que mes nombreuses conférences ont porté essentiellement sur la culture andalouse. J’ai également publié deux livres bilingues sur la musique et la poésie andalouses : "La plume, la voix et le plectre" en 2008 et "La Joie des âmes" en 2010. Et je suis en train de terminer un troisième intitulé ‘L’art de Vivre ou le carpe Diem andalou » ainsi qu’une biographie romancée de l’un des plus grands penseurs mystiques andalous : le soufi Ibn Arabi.

Et après mon départ à la retraite, j’ai décidé de m’installer à Grenade, en Andalousie où je vis depuis plus de quatre ans.

 

6- Pourquoi avez-vous fait le choix de vous installer en Andalousie ? 



J’ai décidé de m’installer là où les auteurs que j’ai aimés ont composé une poésie et une musique merveilleuses que je déclame et chante. Je parcours quotidiennement les paysages qui ont inspiré les poètes de l’époque. Je me laisse aller à rêver au Palais de l’Alhambra, dans le quartier de l’Albaycin ou dans le quartier gitan du Sacromonte à Grenade. Je me déplace souvent à Cordoue pour visiter sa Grande Mosquée et sa cité –vestige Madinat az-Zahra. J’adore déambuler dans les palais et jardins de l’Alcazar à Séville. Je ne cesse d’admirer des monuments comme le minaret de la Grande mosquée almohade, nommé aujourd’hui Giralda. Et je peux assister à l’Université de Grenade aux cours d’histoire de la musique andalouse par exemple de mes collègues espagnols arabisants.

Il y a encore tellement d’autres raisons de vivre ici, mais je ne peux les citer toutes.

 

7- Depuis que vous êtes installé en Andalousie, est-ce que votre regard sur la littérature arabe a changé ? 

 

Très certainement. J’ai enfin le temps de lire ou relire tous les livres qui étaient en attente sur les étagères de ma bibliothèque. Ce qui a changé c’est que maintenant je ne lis plus pour enseigner, mais par pur plaisir ou pour écrire de nouveaux livres sur la poésie, la culture et l’histoire d’al-Andalus. Je suis devenu mon propre professeur et mon propre disciple. J’aime m’instruire en satisfaisant mes envies.

La littérature arabe est un univers si vaste que plusieurs vies ne suffiraient pas pour en faire le tour. Comme je l’ai dit, je profite de mon séjour en Andalousie pour apprendre et approfondir la langue espagnole afin de pouvoir accéder à ce qui a été écrit en Espagne sur la littérature arabe.

 

8- Avez-vous des projets afin de promouvoir la culture arabe en Andalousie ? 

 

Oui, actuellement, je travaille à relancer des partenariats entre les universités parisiennes et l’Université de Grenade. Cela permettra de développer des liens bénéfiques pour l’enseignement de l’arabe en Espagne et de permettre à des étudiants de venir en Andalousie travailler sur de nombreux manuscrits arabes que personne n’a encore ouverts. 

Je continue d’accueillir régulièrement des amoureuses et amoureux d’al-Andalus à qui je fais découvrir quelques secrets qui m’ont été révélé depuis mon installation à Grenade. Il est question aussi de futurs voyages organisés par des connaissances et amis à partir de la France ou de l’Algérie que je guiderai sur les chemins de ce merveilleux pays.  

 

 

9- Avez-vous gardé un lien avec Paris ? Avec des anciens étudiants? 

 

On ne quitte pas une ville comme Paris facilement. Pour tout dire, on ne la quitte jamais vraiment. Alors, j’y retourne régulièrement pour y retrouver d’anciens amis et collègues avec lesquels je poursuis depuis de longues années des projets autour de la langue et la culture arabes.  Je suis resté fidèle àmes amis musiciens dont je vais visiter les ateliers et les chorales comme Saad Eddine al-Andaloussi, Amine Khettat, Mériem Beldi ou les amis du groupe Le « Malouf tunisien de Paris ».

Quant à mes étudiants, ils sont très fidèles, puisqu’ils maintiennent avec moi des liens solides grâce aux réseaux sociaux et suivent mes publications dans mon Blog ( adabarabiqadim.blogspot.com ).

D’autre part à chaque retour à Paris, je revois ceux qui le peuvent, autour d’un café ou de délicieuses pâtisseries parisiennes pour échanger directement nos nouvelles. 

 

10- Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui souhaitent poursuivre leurs études dans le but d’enseigner plus tard la littérature arabe classique? 

 

Le premier conseil est celui que l’un de mes maîtres m’a donné un jour : « faîtes le métier que vous aimez ! Une fois que vous avez décelé votre véritable envie, faites tout pour la satisfaire! ». Si vous aimez la littérature arabe, les résultats de vos recherches vont rendre un grand service à des personnes qui désirent la connaître et vous jouerez un grand rôle dans l’établissement de liens culturels entre les Français et cette culture si riche et si merveilleuse.

Ne désespérez jamais, approfondissez le sillon de votre recherche et soyez généreux dans votre enseignement en ne comptant pas les heures de préparation et de dispense de votre enseignement. Vous recevrez alors le plus beau des salaires : la joie sur les visages de ceux à qui vous aurez appris à aimer ce que vous aimez vous-mêmes. 



Benbabaali Saadane, Docteur en littérature classique arabe 

Auteur, traducteur.

Président de l'Association:  Confluences Europe, Maghreb et Orient 

Blog : Littérature et culture arabes :  https://adabarabiqadim.blogspot.com/

 

 

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