dimanche 13 septembre 2009

Maqama et connaissance des centres urbains musulmans





La connaissance des centres urbains musulmans au 10e siècle peut être aussi tentée en ayant recours aux ouvrages d'adab:

1. Rasâ’il ( Epîtres ) de hauts dignitaires ou d’écrivains constituées en recueils ou insérées par al-Tha‘âlibî dans son Anthologie Yatîmat al-Dahr fî shu‘râ’al-‘asr.

2. Ouvrages d’adab(1) qui s’adressent à l’homme du monde et se proposent par des anecdotes ou des récits piquants mettant souvent en scène des personnages en renom,
- de donner des « clartés de tout »,
- de fournir parfois le code de la bienséance,
- d’exposer, sans lourdeur ni pédantisme, des questions d’actualité.
Dans ce genre, al-Djâhiz (m. vers 250/ 864 ) et d’autres auteurs avaient abordé les sujets les plus divers : de la zoologie à la théologie.
- Le Livre des Avares : peinture des moeurs de l’Irak et surtout de Bassora, au XIe siècle. Toute la vie d’un centre urbain avec ses raffinements, ses modes, ses cocasseries, ses curiosités.
- Kitâb al muwashshâ (Le Traîté du Raffinement) de al-Washshâ’ ( Xe s. )
- La délivrance après la peine du cadi chiite d’Irak al-Tannûkhî ( m. en 994 ).

Mais ces sources demeurent insuffisantes. Il est nécessaire de concéder une attention à une oeuvre comme les Maqâmât d’al-Hamadhânî pour sa valeur documentaire. Cette oeuvre marque une date dans l’histoire de la littérature arabe. Elles consacrent l’existence d’un genre nouveau, né, semble t-il, dans le 1er quart du Xe siècle. Ce genre sera promis à une exceptionnelle fortune tant dans la littérature arabe que persane, syriaque ou hébraïque.

Milieu politique et intellectuel où est née la maqâma

La maqâma est née dans un monde troublé, de décadence politique et de désagrégation du califat de Bagdad. Les souverains abbasides perdent le pouvoir au profit des chefs de la milice turque.
- Une tentative de remembrement de l’empire a lieu grâce à l’entrée en scène d’une dynastie d’origine iranienne : les Bouyides.
- Mais on observe aussi un réveil des particularismes allogènes : iraniens, carmates
- Les Turcs seldjoukides partis de la steppe d’Asie Centrale entrent à Bagdad en 447/ 1055.




Décentralisation intellectuelle
et emprise du mécénat au Xe siècle

Au 10e siècle on assiste à la désagrégation du califat de Bagdad :
1. Des principautés proclament leur indépendance en Égypte, Syrie et Perse
2. Un e décentralisation de l’activité culturelle se produit dans le Proche et Moyen Orient
3. On assiste à un pullulement des salons et cénacles
4. les poètes et écrivains se plient à la loi du mécénat ( Ibn Sinâ, al-Farabî, al-Isfahânî, al-Tawhîdî).



Origines mondaines de la maqâma

Accentuation de la tendance mondaine en littérature au Xe siècle.
Éclosion d’oeuvres entièrement dominées par la vie de salon et de cour et singulièrement par ces assemblées appelées madjâlis al-uns. Ces réunions fournissent aux plus diserts l’occasion de faire valoir leurs dons de conteurs ou d’improvisateurs.
- Besoin de paraître, de briller ou de confondre un adversaire, souvent un familier du « cercle » ou un nouveau venu qui briguait d’y être admis récitait un poème dont étaient discutés les mérites et les faiblesses.
- La muhâdara : art de présenter au contradicteur, sans qu’il fut donné de réfléchir, le fait littéraire, l’exemple grammatical qui réduisent au silence. cela supposait de l’à-propos, une rare vivacité d’esprit, surtout une mémoire et une érudition sans défaillance. C’est l’esprit de compétition qui domine.

Les attaches populaires de la maqâma

Les centres urbains du Proche et Moyen-Orient, surtout Bagdad au XIe s. sont devenus les lieux de séjour d’élection des pauvres hères, déclassés, vagabonds ou purs malandrins.
Cette truanderie, à l’époque de Djahiz, est organisée avec un code d’honneur. Les membres de ces associations se désignent sous le nom de fityân. On les appelle aussi ahl al-kudya ou mukaddûn ( pl. de mukaddin : faux mendiant, faux ascète).
La bonne société s’amuse des tours picaresques de ces personnages, de leurs procédés d’écornifleurs, elle goûte leurs truculences de langage, leurs impertinences et jusqu’à l’argot dont sont émaillés leurs discours. Elle aimait qu’on lui rappelle, en un langage rimé et rythmé, coupé de vers, l’instabilité de la fortune, le néant qui guette l’entreprise de l’homme, l’immanente justice qui s’attache aux gestes des croyants.
Dès la 2ème moitié du IXè s., les truands, vrais ou faux ont fait leur entrée dans la littérature arabe.
- Djâhiz leur a consacré deux opuscules perdus,
- Muhammad Azdî : Hikâyât Abû-l-Qâsim : la scène se passe à Bagdad, dans une compagnie de bourgeois érudits et raffinés. Parmi eux se trouve un bohême, Abû l-Qâsim, hôte habituel de cette société qu’il amuse de sa verve, de ses saillies, de ses plaisanteries d’un goût discutable. Le repas arrive, les esprits s’échauffent, chacun se dépouille de sa décence, surtout Abû l-Qâsim dont les sarcasmes drus, obscènes, n’épargnent plus personne ; terrassés par l’ivresse, les assistants s’endorment. Mais voici l’aube, l’appel du muezzin à la prière ; chacun s’éveille, alors le bohême, Abû l-Qâsim et, dans une langue admirable, se lance dans une improvisation impétueuse, pathétique, émouvante de sincérité, où il stigmatise l’impiété de tous et appelle à un repentir qui, on le sent ne résistera pas à la venue du soir. Cette histoire est un repère pour le genre maqâma.(2)




Genèse du genre

Une grande obscurité entoure la genèse de la maqâma.
À partir d’un passage d’al-Husrî (ayant vécu en 1022 ou 1061) :
« Ayant vu qu’Ibn Durayd avait frappé la curiosité par 40 récits …qu’il prétendait avoir puisé ses récits à ses propres sources...Hamadhânî fit pièce à ces 40 récits en composant 400 maqâmât sur la fausse mendicité. »(3), Margoliouth, vers 1923 présente une hypothèse : « l’inventeur des maqâmât ne serait pas al-Hamadhânî, celui-ci aurait été incité à écrire ses « séances » à la suite de la lecture des arba‘în d’Ibn Durayd.
Mais l’hypothèse est erronée car la seule conclusion à tirer du passage d’al-Husrî est qu’à la fin du Xe s. ou au début du siècle suivant, un lettré musulman avait découvert un rapport de filiation entre les maqâmât d’al- Hamadhânî et les récits attribués à un philologue-poète d’Irak, Ibn Durayd.


La maqâma et l’adab

Dans quelle mesure le genre séance se rattachet-il au genre adab ?
Dans la littérature d’adab :
- Le trait anecdotique : une réplique, une saillie, une sentence dans la bouche d’un personnage anonyme ou fictif sans la nécessité d’un récit narratif ;
- Le plus souvent, l’auteur d’adab rapporte un long discours, une harangue tenue par un personnage légendaire ou historique ( c.à.d. une célébrité)
Ces morceaux oratoires ont-ils, dans une certaine mesure, provoqué dans la maqâma l’apparition de harangues sans autre intérêt que celui du style ? (hypothèse admissible) 4).



Thèmes et forme

Dans la maqâma, on note la fréquence avec laquelle reviennent deux thèmes fort prisés des auteurs d’adab.
La rencontre d’un rustre à la parole d’or : un vagabond, un berger, un bédouin inculte, parfois un vieillard brisé par l’âge ;
1. Le narrateur qui les rencontre – généralement un lettré ou un noble- ne s’attend dès l’abord qu’à des grossièretés ou à des sottises de la part de ces pauvres gens. Mais, ô surprise, ces gueux, ces rustres « tiennent en fait le langage des rois (sic !) ».
2. La forme de ces discours atteste une recherche évidente :
- vers ;
- prose cadencée ;
- prose rimée ou rythmée dite sadj‘.
Le lexique : des termes rares ; il y a une recherche du mot insolite et déconcertant. Sur ce point, le genre maqâma continue très nettement la tradition de l’adab, à la fois par l’usage qu’elle fait de ce thème et par l’allure qu’elle lui conserve.
3. le pauvre prêchant le renoncement au puissant et au riche.
Ce thème, en opposition absolue avec la psychologie des bédouins de la Péninsule arabique s’est toutefois développé dans la littérature arabe sous des influences externes (conte indo-iranien de Baarlaam et Josaphat).
- Chez al-Djâhiz (Bayân III, p. 88) : discours édifiant de Hasan al-Basrî ;
- Ibn Qutayba le reprend à son tour et met en scène un ascète, un dévot, parfois un bédouin misérable qui, campés devant des califes entourés de leur pompe, leur rappellent avec humilité ou véhémence leur faiblesse, leurs devoirs envers les humbles et les pauvres, l’immanente justice de Dieu qui s’attache aux oeuvres de l’homme quelle que soit sa puissance et sa fortune.

Notes:
1. Ce terme s’applique, au Ixe et Xe siècle, d’une façon générale, à toutes les formes de la culture non religieuse et s’oppose par suite à ‘ilm ( « sciences de la loi, de la théologie, etc.). Les ouvrages d’adab doivent demeurer attrayants sans sacrifier à l’intérêt du fond, d’où leur caractère hybride.
2. Cf. al-maqâma al-khamriyya d’al-Hamadhânî.
3 Al-Husrî, Azhâr al-âdâb, I, 235.
4 Ou bien est-ce le signe qu’une société en crise, rêvant de retrouver une unité perdue valorise la part exclue d’elle-même ? Les riches ne mépriseraient plus les plus pauvres qui possèdent une richesse inestimable : le trésor de la langue arabe.

à suivre...

Notes réalisées par S. Benbabaali d'aprés l'ouvrage de Blachère et Masnou sur les Maqâmât.

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