dimanche 28 juin 2015

HISTOIRE ET CLASSIFICATION DE L'ŒUVRE D'iBN ' ARABI par O. Yahia

 Le texte ci-après est de Osman Yahia, le grand spécialiste de l'oeuvre d'Ibn Arabi et auteur d'une thèse soutenue dans les années cinquante à la Sorbonne intitulée: HISTOIRE ET CLASSIFICATION DE L'ŒUVRE D'iBN ' ARABÏ.
Dans l'Introduction à sa thèse, l'auteur donne les raisons qui ont présidé à son choix d'étudier l'oeuvre d'Ibn Arabi. Nous pensons que cette présentation est d'une grande utilité pour les étudiants et les amoureux de l'oeuvre du "Chaykh al-Akbar". Nous l'avons empruntée sur le Net pour vous en faire profiter. Espérons qu'elle servira à donner envie aux lecteurs et fidèles de mon Blog de "visiter " l'oeuvre du grand maître soufi Ibn Arabi.
Saadane Benbabaali

Avant Propos

« Pourquoi avoir choisi comme objet d'étude Ibn 'Arabï plus particulièrement parmi les penseurs arabes musulmans? 
- Ibn 'Arabï occupe, à juste titre, une place centrale et particulière dans la pensée musulmane. Son œuvre en effet domine la spiritualité islamique depuis le VII e siècle de l'Hégire et le soufisme, tout au long de son histoire, n'a jamais eu de personnalité plus forte et plus complexe.

Ibn 'Arabï est l'unique penseur, à notre connaissance, qui ait consacré sa vie entière, si riche en possibilités et en dons, à un seul objet: l'ésotérisme. Il a vécu pleinement l'idée ésotérique et l'a exprimée dans toute son ampleur, dans toute sa profondeur, en homme de culture et en artiste. Il l'a diffusée parmi ses compagnons et ses disciples à peu près dans tout l'Orient et Occident islamique au cours de ses incessants voyages.

On pourra  objecter à cela qu'Ibn 'Arabï a aussi traité longuement de sujets classiques comme l'Exégèse, la Théologie, la Science de hadïth, la Jurisprudence, et chanté dans de magnifiques poésies des thèmes familiers aux poètes arabes; on dira aussi qu'il a manifesté une curiosité toute mondaine même dans ses contacts personnels et ses voyages. En réalité, plus on avance dans l'étude du Maître, plus on s'aperçoit qu'il ne s'agissait là que d'une attitude artificielle, une apparence sous laquelle se dissimulait un seul souci, se dessinait un seul but: la recherche de la grande Réalité qui pour lui ne pouvait être perçue et formulée intégralement que dans une perspective strictement ésotérique.

Mais écoutons-le plutôt dans la préface du commentaire de son immortel «Targumân al-Ashwâq »

“ Quel que soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ a‘nî). Mais il y a plus. Dans les vers que j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux correspondances ( al-munâsabât) ( de notre monde) avec le monde des Intelligences angéliques ; c’était me conformer à mon habituelle manière de penser par symboles, cela, parce que les choses du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente, et parce que cette jeune fille connaissait parfaitement ce à quoi je faisais allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi  ushîru ). ”[1]

« Ibn 'Arabï, c'est le grammairien de l'ésotérisme musulman, l'interprète par excellence de la spiritualité muhammadienne, le porte-parole de la métaphysique en Islam. Une seule de ces qualifications suffirait déjà à susciter l'intérêt des chercheurs! Prenons par exemple ses Futûhât : aucun ouvrage de la littérature soufie en langue arabe ne peut lui être comparé ni l'égaler. Il apparaît dans le champ de la culture spirituelle comme une création ex nihilo sans références historiques aucunes. Et vraiment, on ne peut comparer les Futûhât ni avec: «Ihyâ 'ulûm al-Dîn» de Ghazâlï, ni avec: «Qût al-Qulûb» d'Abû Tâlib al-Makkï, ni avec aucun traité des maîtres spirituels de l'Islam. Ce livre unique dans le domaine de l'ésotérisme est, à certains égards, comme la Muqqadama d'Ibn Khaldûn dans le domaine de la philosophie de l'histoire et de la sociologie, comme les Muwâfaqât de Shâtibï dans le domaine de la Jurisprudence, comme les Asrâr al-Balâgha de Jurjânï en rhétorique ou le Kitâb de Sïbawaïh en grammaire.

Et pourtant, en comparaison avec les autres maîtres de l'Islam, Ibn 'Arabï a été le moins étudié jusqu'à nos jours. Les causes de cette mise à l'écart ne sont nullement fortuites. Tout d'abord le chercheur suffoque devant l'ampleur du domaine à explorer:
  1. Plus de 900 ouvrages (comportant 1395 titres) lui sont en effet attribués! De cet ensemble, beaucoup sont apocryphes et nous savons par expérience qu'un traité anonyme est immanquablement attribué à Ibn'Arabï dans tel inventaire ou par tel copiste, tant est grande la place qu'il occupe dans le domaine de la mystique.

  1. En outre, Ibn 'Arabï n'est pas seulement le plus fécond des auteurs musulmans, il est aussi le plus répandu. Ses ouvrages sont dispersés aux quatre coins du monde et constituent une des parties les plus riches des fonds d'Orient et d'Occident. On imagine donc l'entreprise colossale qui attend le chercheur décidé à aborder un tel sujet. 
  1. Il est une autre cause qui provoque les réticences des chercheurs: c'est le caractère insolite d'une œuvre où les idées et les termes obscurs abondent; c'est l'étrangeté d'une expérience spirituelle unique qui se meut dans l'univers fuyant du plus haut éso-térisme. Une expérience spirituelle de cette qualité exige donc de la part du chercheur une certaine affinité de pensée et un patient labeur.  
  1. Davantage encore, Ibn 'Arabï, tout en occupant une place privilégiée dans l'ensemble du savoir islamique, n'a pas formulé sa doctrine dans un traité déterminé ni d'une façon systématique. Ainsi, des problèmes fondamentaux sur lesquels il a une vision originale et profonde, tels que l'idée de Tawhid (le Dogme de l'Unité divine) ; la Wahdat al-Wudjûd (l'Unité transcendantale de l'Être), les Tadjalliyât (Théophanies divines) ou la Haqîqa Muhammadiyya (la Réalité essentielle du Prophète), ne font pas l'objet d'ouvrages indépendants mais sont au contraire disséminés à travers ses innombrables écrits. On pourrait en effet comparer Ibn 'Arabï à un grand musicien qui aurait composé un air inoubliable puis qui, par caprice, l'aurait décomposé en variations tout au long de son œuvre. L'air inoubliable est là mais il exige du chercheur un effort considérable pour être connu dans son unité intégrale.
 

Mais si notre étonnement est grand à la vue de cette gigantesque œuvre, il ne l'est pas moins lorsque nous constatons qu'elle n'est  pas le fruit d'une vie calme, solitaire, tout orientée vers l'étude. Ibn 'Arabï en effet, a consacré la majeure partie de sa vie aux exercices spirituels : retraite, mortification, méditations, et aux voyages. Nous le voyons sillonner les routes du Maghreb à l'Orient apprenant à connaître les choses et les êtres, semblable à la phalène assoiffée de lumière mais qui ne sera jamais consumée par elle ! En voici un exemple:


  • En 600 (Hégire),  durant le mois de Rabï I, nous trouvons notre Shaykh à la Mecque, près de la Ka'ba, plongé dans ses méditations et commentant son immortel Dïwân : Targumân al-Ashwâq, aux disciples réunis autour de lui.
  • En 601 H., pendant le mois de Safar, il est à Bagdad absorbé par les mêmes occupations;
  • le 7 Radjab de la même année, le voilà à Mossoul recevant de la main de son maître 'Alï b. Gâmi', au cours d'une cérémonie solennelle, la Khirqa du «Khidr» pour la troisième fois.
  • Le 29 Ramadan, il est à Malatya chez son ami Muhammad b. Ishâq al-Rûmï, père du célèbre ésotériste Sadr al-Dïn Qunawî.
  • En 602 H., au mois de Shawwâl, dans la Mosquée de Khalîl, à Hébron, nous le trouvons méditant le mystère du Verbe abrahamique (al-Kalima al-Ibrâhl-miyya) et commentant, entre les tombeaux d'Ibrâhïm et de Yâ'qûb, l'un de ses ouvrages aux disciples qui l'entourent.
  • Enfin, le 19 Sha'bân 603 H. au Caire, dans une réunion de soufis à Hârat al-Oindîl il est sous l'emprise  d'une vision extraordinaire et subit les attaques des fuqahâ ‘ qui réclament sa tête.
 
Lorsqu'on veut établir une comparaison entre Ibn 'Arabï et les autres auteurs musulmans, on constate aussitôt que son œuvre n'est comparable à aucune autre tant du point de vue de son importance que de sa nature. Il est l'unique penseur musulman à avoir recueilli dans une zone vierge une telle richesse; ses œuvres vont du simple traité ne dépassant pas quelques pages aux ouvrages comprenant plusieurs volumes, tel le livre des Futûhât véritable encyclopédie de l'ésotérisme composé de quatre gros volumes totalisant 3.000 pages, ou encore le grand Tafsîr qui comprendrait, selon les indications de l'auteur lui-même, soixante quatre volumes. Quant à la nature particulière de son œuvre, elle diflère de celle des autres maîtres en ce sens qu'elle est centrée sur un sujet unique: l'ésotérisme. Certes, Ibn 'Arabï a écrit de nombreux traités sur diverses disciplines mais toujours pour les mettre au service de la pensée ésotérique, comme nous l'avons  souligné plus haut.

Si nous avons arrêté notre choix sur cette grande figure de l'Islam c'est aussi parce qu'elle est la seule à avoir laissé dans la pensée musulmane une influence aussi profonde que durable, on peut même dire une empreinte ineffaçable dès son apparition au VII e siècle de l'Hégire et jusqu'à nos jours. Sa pensée dégage un si grand pouvoir d'attraction que tous les intellectuels musulmans, qu'ils soient arabes, persans ou autres, ont puisé dans son œuvre et adopté sa terminologie technique. De ce fait, il est quasi impossible de comprendre ou d'étudier tel ou tel métaphysicien postérieur à Ibn 'Arabï sans se référer à celui-ci.

Il est un fait frappant dans l'histoire de la littérature spirituelle de l'Islam qui montre bien cette influence. C'est en effet à partir de l'époque d'Ibn 'Arabï surtout que l'on voit fleurir abondamment un genre poétique qui chante l'amour divin; Dieu se manifestant à travers les êtres et les choses au moyen de la «sympathia». Le cœur des soufis y est décrit comme épris d'amour divin et pénétré de l'idée de l'unité transcendantale de l'Être. Le poète chante la Réalité unique, origine de tout existencié. Elle produit l'univers dans son intégralité, non par un acte extérieur à elle mais par diffusion intérieure ou manifestation théophanique.

Dieu se montre à chaque instant sous une forme nouvelle ou plus exactement sous de multiples formes, indéfiniment, si bien que nous ne pouvons pas de nous-mêmes le saisir, ni dans notre être, ni dans le monde. Les poètes mystiques décrivent, dans une langue magnifique, comment Dieu a illuminé les mondes et les êtres par l'irradiation de ses lumières éblouissantes et comment Ses Noms divins, ses plus beaux Noms ont clarifié les réalités immuables des êtres alors même que ceux-ci étaient à l'état de pure potentialité. Ce sont les essences éternelles qui réfléchissent la perfection infinie des Noms divins comme le miroir réfléchit les images. Nous voyons clairement que cette haute métaphysique, exprimée par les mystiques, sous une forme poétique exquise, porte visiblement le sceau du Shaykh al-Akbar.

Ce qui a retenu encore mon attention, c'est le retentissement que l'œuvre d'Ibn 'Arabï a suscité dans le monde islamique jusqu'à nos jours, retentissement que le grand poète arabe, al-Mutanabbï, aurait souhaité pour son héros ! Pour certains Ibn 'Arabï apparaît comme le Maître suprême, le soufre rouge (al-Shaykh al-Akbar wa-l-kibrît al-Ahmar), pour d'autres, au contraire, il est une source d'athéisme et d'inspiration diabolique. Il eut d'ardents défenseurs et de non moins ardents détracteurs. Et le témoignage le plus étonnant que nous possédions à cet égard est celui du célèbre historien égyptien, al-Sakhâwï, qui a consigné dans son ouvrage sur Ibn 'Arabï les jugements et Fatwa rendus par les autorités islamiques sur le cas Ibn 'Arabï et s'échelonnant sur une période de trois siècles. Al-Sakhâwï a recueilli ainsi plus de trois cents Fatwa, pour et contre le Shaykh, de 620 H. à 895 H. Les commentateurs de l'œuvre du Maître ont été également nombreux. Pour les célèbres Fusûs al-Hikam seulement, nous avons attesté l'existence de cent cinquante commentaires et critiques!

Certes, antérieurement et postérieurement à Ibn 'Arabï, l'histoire de la pensée musulmane a connu plusieurs personnalités qui ont frappé l'opinion générale et en quelque sorte déchiré la conscience islamique. On se souvient de la tragédie d'al-Hallâj, du martyre de Sohrawardï et de bien d'autres encore. Mais le cas d'Ibn 'Arabï est différent, aussi bien par sa nature que par sa portée. Paradoxale destinée que la sienne ! Car c'est bien ainsi qu'elle apparaît aux chercheurs, à première vue. Mais lorsque nous pénétrons plus avant dans l'étude de cette expérience, nous découvrons qu'en réalité il s'agit du cas de l'Islam lui-même sous sa double dimension, en tant que tradition englobant les deux aspects complémentaires de l'ultime Vérité: la Shari‘a et la Haqîqa.

Je voudrais dire par là que le cas d'Ibn 'Arabï ne se poserait pas avec autant d'acuité dans une tradition de pure métaphysique comme le taoïsme ou le Védanta où la personnalité du Maître, semblable à un Shankarâshârya, eut pu s'épanouir librement, ni non plus dans une tradition de pure loi positive où son cas n'eut même pas pu être posé puisqu'il eut été refusé par la communauté tout entière, irrémédiablement. Mais le destin a voulu placer Ibn 'Arabï à la croisée des chemins pour dégager, en sa personne, la véritable vocation de l'Islam.

Telles sont, en résumé, les raisons d'ordre objectif pour lesquelles le choix d'Ibn 'Arabï, comme objet d'étude de mes deux thèses, s'est imposé à mon esprit. 
Osman YAHIA

Photos: Mosquée et tombeau de Ibn Arabi à Damas, Saadane  Benbabaali, juin 2006





[1] H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Aubier, Paris, 1993, p. 111.

Aucun commentaire: