lundi 17 juin 2019

LEXIQUE DE L’AMOUR ET DE L’IVRESSE


LEXIQUE DE L’AMOUR ET DE L’IVRESSE

DANS LES MUWASHSHAHÂT ET AZDJÂL





“La langue arabe est une langue faite pour aimer. Chacun de ses mots est un poème en lui-même.“
Nacer Khemir, à propos du Collier perdu de la colombe.



L’amour en lettres et en images


“Si l’on sait que les mots de l’amour sont presque tous tirés du lexique du désert, on comprend la proximité de l’amour et de mort.
Car lorsqu’on perd son chemin (hâma yahîmu errer comme un fou sans but) dans cette immense étendue de l’âme, on perd aussi la vie. Et l’amoureux en état de désertification n’a plus accès à sa propre source (amour/zamâ : ardente soif).
Ainsi les mots de l’amour nous parlent de perdition, de divagation et de précipice : l’Amour est une errance absolue (“Les êtres dominés par cette passion sont fous d’amour, qui errent sans se diriger vers un but particulier. Ibn Arabi)

“À force d’être répétés, ces mots sont devenus une incantation de la langue arabe.
À la parole psalmodiée s’est joint le geste calligraphié. Et la calligraphie est retournée à sa source : les tentures parcourues de poèmes suspendues autour de la Kaaba.
Les mots d’amour se sont entretissées sur l’indigo, à la fois modelés par la main et psalmodiés par le cœur.“
Nacer Khemir


L’Amour, l’Amant, l’Aimée




L’homme, la femme et le cosmos

Les hommes (en tant qu’amants) sont appelés à participer à l’élan vital de la nature et à la symphonie du cosmos par les créatures animées et inanimées appartenant à tous les niveaux de la création. Dans leur aspiration au bonheur, ils doivent affronter en permanence les ennemis de l’amour (raqîb, wâshî, ‘âdhil, lâ’im etc.) qui tentent de les empêcher de répondre à l’appel de la vie, de l’amour et de l’ivresse.
Le Créateur est évoqué en tant que Maître du destin des amants. C’est à Lui que l’amant adresse sa plainte. Face aux épreuves qu’il subit, il recherche Son secours à la fois contre les intrigues des jaloux et des envieux, mais aussi contre l’indifférence et la tyrannie de la bien-aimée. Enfin, il lui arrive aussi de Lui exprimer ses regrets tardifs après une vie passée dans l’inconscience.
(…)
La femme apparaît dans la poésie andalouse comme la créature réunissant en elle toute la nature, tout le cosmos et même les créatures du Paradis:
Yaqûlûna fî l-bustâni husnun wa bahdjatun…
wa in shi’ta an talqâ al-mahâsina kulla-hâ
fa-fî wadjhi  man tahwâ djamî‘u l-mahâsini
On dit que charme, beauté et joie de vivre
Se trouvent dans le jardin...
Si tu désires toutes ces merveilles,
C’est dans le visage de celui que tu aimes,
Que tu les rencontreras.

Les astres (soleil, lune et étoiles) resplendissent sur son front ou son visage.
La délicatesse de sa démarche et la beauté de ses yeux évoquent celle des gazelles et des faons. Sa taille élancée, fine et souple évoque les rameaux du saule. On admire la couleur des roses sur ses joues ou ses lèvres. Son haleine exhale les parfums les plus exquis et les plus délicats. L’amant déguste dans sa salive les boissons paradisiaques. Les perles les plus rares sont dans sa bouche. Les fruits aux formes parfaites poussent sur sa poitrine. Ses yeux ont la noirceur envoûtante de ceux des houris.

Les poètes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’au-delà. Par leur poésie, les washshâhûn tentent de réintégrer, avant l’heure, le Paradis d’où l’homme a été chassé à l’aube de la Création. L’expérience de l’amour est celle qui permet aussi à l’amant de saisir la multiplicité des apparences dans la réalité unique de l’Aimé. Un seul poète serait trop impuissant à donner à voir et à savourer toute cette beauté et ce bonheur. Cette poésie parvenue jusqu’à nous de manière anonyme est avant tout une oeuvre collective. Chaque individu y a apporté sa contribution dans la quête humaine d’absolu.

L’Amour: union et séparation

L’amour se décline sous ses deux aspects: il est dans l’union comme il est dans la séparation. C’est ainsi en tout cas que les poètes andalous et leurs successeurs nous l’ont présenté dans leurs compositions. Le narrateur principal dans ce genre de poésie est très souvent un amant qui goûte la douceur comme l’amertume de l’amour comme le proclame al-Kumayt ibn Zayd.
Al-hubbu fî-hi halâwat-un wa marârat-un
w-al-hubbu fî-hi shaqâwat-un wa na‘îmun. 1
(L’amour est douceur et amertume
L’amour est infortune et félicité.) 2
Les thèmes de l’union et de la séparation sont traités selon des combinaisons diverses: L’amant qui a connu le bonheur de l’union est ensuite séparé de sa bien-aimée; l’amant qui a longtemps souffert de l’absence de l’être aimé, est finalement gratifié de la visite de celle qu’il désire; l’amant souffre de l’indif-férence de celle qui l’a envoûté et qui ne daigne pas répondre à ses avances; l’amant, qui goûte aux délices de l’union, redoute au coeur même de son bonheur les risques d’une séparation.
Variations sur un thème
L’ingéniosité des poètes andalous réside dans leur capacité à présenter des variations infinies de situations à partir de ces canevas très simples.
Pour commencer, la séparation comme l’union ne se présente jamais sous le même aspect dans la bouche de l’amant qui en fait part. Elles sont aussi originales que peuvent l’être des expériences individuelles, toujours inédites, parfois presque indicibles. C’est la raison pour laquelle le poète a parfois recours à des métaphores excessives:
Al-bu‘du Djahîm wal-qurbu Djanna
(L’éloignement est un enfer et l’union un paradis)
Au lecteur ou à l’auditeur de mobiliser ce qu’il possède des innombrables descriptions inimitables que le Coran a données de ces deux pôles de récompense et de châtiment.
La souffrance morale et physique
La souffrance due à la séparation mine totalement l’être de l’amant éperdu. Il perd le goût de la nourriture et le sommeil le fuit. Il dépérit, devient pâle et chétif. Véritable moribond, il veille, esseulé, avec les étoiles pour uniques compagnes. Son état révèle alors la passion que les règles de la courtoisie imposent pourtant de cacher. Et ce qui accroît sa peine, c’est la satisfaction des espions envieux, des cancaniers malveillants et des censeurs hypocrites. Ils se délectent de son malheur et ont le beau rôle de lui signifier qu’il mérite les tortures qu’il subit.
Quel que soit l’aspect sous lequel la séparation est décrite par le poète, elle est toujours une épreuve nécessaire qui permet de vérifier si l’amant mérite l’union à laquelle il aspire ou non. « Il n’y a pas d’amour heureux » proclame Aragon. En effet, les poèmes où les amants donnent à voir leur souffrance constituent la majorité du corpus des poèmes strophiques chantés au Maghreb.
Les alliés de l’amour
Heureusement l’amant n’est pas toujours seul. L’amour a aussi ses alliés et défenseurs. C’est à eux que s’adresse la plainte de l’amoureux éploré. Commensaux, amis compréhensifs et personnes à l’esprit tolérant sont interpellés afin d’apaiser la douleur ou de juger du bon droit des amants persécutés par les ennemis de l'amour. Ils interviennent rarement dans le drame que vit celui qui les apostrophe. Mais ils semblent lui prêter une oreille compréhensive. Ils lui permettent ainsi de se soulager en exprimant sa peine.
L’espoir fait vivre
L’amant souffre, certes, mais n’est pas désespéré. Bien au contraire. Malgré les obstacles qu’il rencontre sur son chemin et qui le séparent encore de sa bien-aimée, il garde le ferme espoir de voir sa belle lui revenir ou céder à ses avances. Les atouts du « martyr » de l’amour sont une fidélité sans faille et une soumission totale aux caprices de la bien-aimée. Il a sa sincérité pour lui et sa dulcinée ne peut pas le nier. Il est prêt à reconnaître ses erreurs: parfois trop impatient, trop ambitieux ou pas assez discret. Il avoue même s’être engagé dans la voie de l’amour sans avoir évalué tous les risques que comporte une telle aventure. Mais décide t-on vraiment quand il s’agit d’aimer ?:
Al-djamal fattân wa-l-‘ishqu baliyya
(La beauté est cause de troubles et la passion est une calamité !)

Dieu au secours des amants

Quand ses propres forces lui semblent en-deçà de l’épreuve à laquelle il est soumis, il s’en remet à Dieu Tout-Puissant qui est – bien entendu – toujours du côté des amants. Il Le rend témoin de sa fidélité, de son endurance et de la pureté de ses sentiments et Lui demande d’amadouer sa belle et de neutraliser les ennemis de l'amour. Il lui arrive parfois, mais très rarement d’avouer son échec: 
Ya Allâh tawba !
(mon Dieu, je veux me repentir)
Mais on devine qu’il ne s’agit là que d’une ruse pour s’attirer la protection divine et repartir de plus belle à la conquête de son amour perdu.
Man qalli tub wa anâ na‘shaq wa nashrab
(Qui donc m’invite au repentir à l’heure d’aimer et de s’enivrer)
L’union réalisée
L’amant fidèle et soumis est souvent récompensé par le retour de la bien-aimée. Elle répond enfin à ses avances ou le comble d’une visite souvent nocturne. La rencontre des amants aprés la longue absence est alors l’occasion de fêtes sublimes dont les poètes nous gratifient dans de nombreux poèmes andalous. Seuls ou en compagnie de convives de choix, les amants trinquent à leurs retrouvailles. Le vin est partagé et l’ivresse vient révéler à l’amant des aspects insoupçonnés de la beauté de sa bien-aimée. Le front est plus éclatant de clarté, les yeux plus envoûtants que celles des houris et la salive de l’aimée surpasse en douceur le nectar que l’on sert à la ronde.
La vengeance
C’est l’occasion de rendre la pareille aux ennemis d’hier. Et ce genre poét-ique qui ignore la satire fait alors une exception quand il s’agit de se gausser des ennemis de l'amour. Au grand dam des jaloux et des censeurs, les amants tirent les rideaux de leur demeure pour une nuit d’étreintes. Quant au raqîb, il passera sa nuit dehors à ronger son frein.

La langue de l’amour
La langue arabe dispose pour nommer l’amour de dizaines de mots forgés depuis l’époque préislamique et qui ont servi pour rendre compte de la diversité et de la complexité des états amoureux.
‘Ishq, hawâ, wadd, sabb, hiyâm, shaghaf bien sûr, mais aussi djunûn, walah, tatayyum, law‘a, wajd, kalaf etc. À chaque terme est sensé correspondre un état amoureux particulier. Dans la poésie arabe, l’ignorance d’un terme n’a pas que des conséquences littéraires mais une incidence plus profonde, car ignorer le mot c’est être amputé d’une couleur ou d’un parfum de l’amour. À l’inverse, l’être amoureux à qui l’expérience révèle une émotion inédite est en devoir de chercher le mot qui nomme exactement ce qu’il ressent. Pour ce faire, il dispose de racines à partir desquels il peut forger le terme qui se rapproche le plus de la réalité vécue.
Selon ce principe, on pourrait penser que le vocabulaire amoureux ne cesse de s’enrichir avec chaque nouvelle génération de poètes qui a pour tâche de « réinventer l’amour » et les mots qui le disent. Or c’est le contraire que l’on constate malheureusement. Que faut-il en penser ? Il n’y a que deux hypothèses :
Ou bien les poètes anciens parlaient d’une réalité qu’ils ignoraient. Ils confirmeraient alors le verset qui affirme « qu’ils divaguent dans chaque vallée et disent ce qu’ils ne font pas ».3
Ou bien les hommes savent de moins en moins aimer et leur vocabulaire pour exprimer ce qu’ils ressentent diminue comme une peau de chagrin.
En tout cas le constat est sans équivoque, les chansons andalouses ont vu se réduire leur vocabulaire amoureux de façon dramatique. À moins que l’exp-ression de ces états passe depuis une certaine époque par d’autres voies rhétoriques que celles qu’empruntaient les Anciens: paraphrases, métaphores, etc. plutôt que celle de l’accumulation de substantifs. »

S. Benbabaali, Love and drunkenness in the muwashshah as sung in the maghreb.
Notes :
1. Cité dans Al-Muwashshâ‚ al-Washshâ', Dâr Sâder, p. 102.
2. Al-Washshâ', Le Livre du brocart, trad. S. Bouhlal, Gallimard, 2004, pp. 108-9.
3. Coran, ash-shu'arâ, Les poètes, XXVI, 226.

À suivre...

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