Ibn Arabi, Le Maître de la Voie d'Amour
Au Nom de
Dieu, le Clément, le Miséricordieux
Préambule
J. Green écrivait à
propos de Saint François d’Assises : « il faudrait être un saint pour
parler de ce saint ». S’agissant d’Ibn ‘Arabî, il faudrait ajouter
« et pas n’importe quel saint ! ». Il faut en effet une grande
prétention ou une profonde inconscience pour accepter d’écrire une biographie
de celui dont le parcours terrestre et la pensée spirituelle ont si peu
d’équivalent dans la pensée universelle.
J’ai accepté de parler de la vie
du grand Maître. Ce défi me trouble et me passionne. J’ignore si j’arriverai à
rendre compte de celui qui fut le plus grand penseur de l’Islam.Mais je suis
prêt à mettre à son service toute mon énergie et ce que j’ai reçu
d’enseignements. J’irai vers lui avec l’amour que la lecture de son oeuvre m’a
permis de découvrir.
Je ne savais pas qu’un jour
j’aurai à parler du Shaykh
al-akbar. La première fois que je fis sa « rencontre », ce fut
lors de la rédaction de ma thèse sur la poésie andalouse. Je découvris alors
les muwashshahât
composées par Ibn ‘Arabî. Je consacrai à ses poèmes andalous un chapitre
dans lequel je parlai également des muwashshahât
d’Abû al-Hasan al-Shushtarî, un autre soufi d’origine
andalouse. Je me rappelle avoir adressé, à la veille d’entreprendre le chapitre
les concernant, une « lettre » aux deux grands maîtres afin de leur
exprimer ma profonde émotion et de solliciter leur secours. Le paragraphe que
je rédigeai par la suite sur leurs muwashshahât
spirituelles constitue l’un de mes passages préférés dans cette thèse.
Par la suite, J. Weiss - un
musicien français vivant en Syrie- qui dirige un ensemble de musique classique
orientale sollicita ma collaboration pour la traduction des poèmes soufis d’un
album sur la musique des Derviches tourneurs
de Damas. Je garde un souvenir ineffable de ce travail qui me mit au
contact d’Ibn al-Fâridh et me fit surtout retrouver Ibn ‘Arabî. Je donnai alors
la traduction suivante des vers fameux de son Turjumân :
Jusqu’à ce jour, j’ignorais mon
Bien Aimé
Puisque ma religion, de la sienne
était éloignée(...)
L’Amour, désormais, est mon
unique croyance
Où que se dirige sa caravane,
l’Amour sera ma religion et ma foi.
À cette époque, je
commençais déjà à suivre l’enseignement spirituel d’un maître soufi akbarien.
Ma curiosité littéraire pour l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî s’enrichit des enseignements
tirés d’une expérience spirituelle dont le mot-clé est « l’Amour
divin ». Je décidai alors de faire connaître à mes étudiants un aspect de
l’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî. Mon choix se porta sur Turjumân
al-ashwâq .
En abordant cette oeuvre
magistrale, je m’aperçus de la difficulté d’en appréhender les aspects
ésotériques. J’eus alors souvent recours aux conseils du cheikh pour tenter de
pénétrer « l’impénétrable ». Il n’y avait qu’à lire l’Introduction du Turjumân pour s’en rendre compte :
« Quel que
soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais
allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque
demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ a’nî). Mais il y a plus. Dans
les vers que j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam
azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux
correspondances (al-munâsabât) ( de
notre monde ) avec le monde des Intelligences angéliques ; c’était me
conformer à mon habituelle manière de penser
par symboles, cela, parce que les choses du monde invisible ont pour moi
plus d’attrait que celles de la vie présente, et parce que cette jeune fille
connaissait parfaitement ce à quoi je faisais allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi ushîru
). »
Mis en demeure par ma propre
décision d’inscrire cette oeuvre au programme d’être clair dans mes cours, je
m’imposais une recherche qui me fit franchir des étapes inattendues dans
l’initiation à l’oeuvre du Maître. Je me constituai alors une solide
bibliographie et fis la connaissance des
« habitants de l’univers akbarien ». D’abord M. Gloton, qui a donné
une traduction en français du Turjumân
et dont j’avais eu l’occasion d’écouter un exposé sur Ibn ‘Arabî à l’Institut
du monde arabe. Ensuite et surtout M. Chodkiewicz dont j’avais entendu parler à
propos de sa traduction d’extraits du Kitâb
al-Mawâqif de l’Émir ‘Abd al-Qadir. Puis
de sa fille C. Addas dont la thèse sur la vie et l’oeuvre du Shaykh al-akbar
marque une étape importante dans la connaissance du parcours terrestre et du
voyage spirituel d’Ibn ‘Arabî. Je lus avec intérêt les travaux de H. Corbin et
les nombreuses traductions données par M. Valsan. Mais le plus important fut la
confrontation avec l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî elle-même. Je commençais à réunir ce
que je pouvais trouver à Paris et le complétais par ce que je dénichais chez
les libraires en Algérie lors de mes déplacements dans ce pays. Le responsable
de la bibliothèque de l’U.F.R. Orient et monde arabe à l’Université Paris 3
s’avéra un interlocuteur de haut niveau en ce qui concerne l’oeuvre d’Ibn
‘Arabî. Il mit à ma disposition des textes comme Mawâqi‘al-Nudjûm ainsi que des traductions de M. Valsan parues dans
la Revue des Études traditionnelles.
Ainsi armé de toutes ces
études et textes d’Ibn ‘Arabî, je présentai lors d’un colloque international
que j’organisai en mars 2001 à l’Institut du monde arabe un exposé
intitulé : Les poètes soufis et
l’art du tawshih. J’étudiai
alors le lien étroit qui reliait les
muwashshahât profanes à
celles appartenant au registre mystico-spirituel. Je montrai comment Abû
Madyan, Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî ont su reprendre, avec un rare
bonheur, les images et même le vocabulaire poétique des washshâhûn profanes afin de chanter l’ivresse
mystique et la quête de l’union avec le Créateur. Tout ce que la poésie profane
a exprimé sur la douleur de la séparation, les amers regrets ou la nostalgie
des moments vécus dans l’union ainsi que sur le fol espoir des retrouvailles,
les poètes soufis s’en saisirent. Par un processus semblable à celui de
l’alchimiste qui transforme le plomb en or, ils opèrèrent une translation
sémantique qui méritait d’être analysée.
Ce Colloque fut pour moi le point
de départ d’une exploration régulière et systématique de l’oeuvre du Maître.
Les Futûhât dont je venais
d’acquérir une édition en neuf volumesdevinrent
mon livre de chevet. Je découvris alors le chapitre sur l’amour (Bâb al-Mahabba) dont la lecture
en arabe fut un moment de ravissement et de profonde interrogation. Je décidai
alors de mettre le texte au programme afin de faire partager à mes étudiants le
plaisir de lire un texte du 13e siècle d’une beauté et d’une
richesse inégalées. Le cours s’adressait aux étudiants de licence et
s’intitulait :
Amour profane et amour spirituel entre l’Orient et l’Occident musulmans
dans la période classique : l’exemple
du Livre de l’Amour d’Ibn ‘Arabî.
Le cours consistait en
l’étude thématique et stylistique du chef-d’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî. Le
but était d’initier les étudiants à la technique de recherche en littérature
classique et de les familiariser avec la terminologie et le lexique
de l’amour chez un auteur soufi. Et comme il n’y a pas meilleur moyen de
comprendre une oeuvre que de l’enseigner, je découvris à quel point j’étais
ignorant dans ce domaine. Mais peu à peu les notions fondamentales commencèrent
à me devenir familières. Ce que j’apprenais par la lecture fut consolidé par ce
dont je faisais l’expérience « par goût » (dhawqan)sous la direction de mon cheikh.
De temps à autre, je me
laissai aller à des improvisations versifiées dans le style akbarien. Ne
faut-il pas être poète pour comprendre un poète ? Parmi les poèmes
celui-ci sous forme de munâdjât
(M) :
Kayfa yanâmu al-‘âshiqu wa-l-Habîbu yaqdân
Kayfa ghafaltu fi-ruqâdî wa Anta sahrân
Yâ Man sakanta qalbî l-hayrân ‘abdu-Ka walhân
Lam yatib lî ta‘âmun wa-lâ shurbu kîsân
Anta qasdî wajadtu fî-Ka djannata Ridwân
Kullu mâ khalaq-ta la-Ka mâdha yu‘tî l-haymân
An‘am ‘alâ man zâdu-hu dhikru-Ka yâ Rahmân
Bi-wasli-Ka l-maw‘ûdi qabla fawâti l-’awân
Comment l’amant peut-il dormir
alors que veille le Bien-Aimé ?
Comment ai-je pu T’abandonner et
sombrer dans le sommeil ?
Ô Toi qui a pris pour demeure mon
coeur affligé
J’ai perdu le goût de l’ivresse et
du manger
C’est Toi mon but auprès de qui
j’ai agrément et félicité
Tout est Ta création, tout
T’appartient,
que peut T’apporter l’amoureux
éperdu ?
Accorde à celui qui n’a pour
provision que l’évocation de Ta miséricorde
L’union promise avant que ne
s’achève cette vie si brève.
Aux pérégrinations
livresques et à l’expérience spirituelle s’ajouta un désir de mettre mes pas
sur ceux du Maître. Mes conférences au Portugal me permirent de partir à la
recherche des lieux fréquentés par Ibn ‘Arabî . Mon premier souci fut de
connaître Loulé (al-‘Ulyâ) où résida
l’un de ses premiers maîtres. Je poursuivis ma quête de ces hauts-lieux de la spiritualité avec Séville où je me
rendais deux fois par an au moins, de Cordoue et de Grenade. Je visitais
également Alep en Syrie où le Maître séjourna à plusieurs reprises. Ces voyages
n’avaient pas pour but de rechercher un endroit précis, ni de mettre la main
sur un quelconque manuscrit inédit du Sheikh,
mais juste de déambuler dans des endroits que ses pieds ont foulés et d’être
habité par le sentiment de sa présence. Je laissai aux chercheurs le soin de
glaner ici ou là ce qui existe encore comme textes inédits à faire connaître. À
chacun sa mission, la mienne est très égoïste, mettre mes pas dans ceux du
bien-aimé.
Chapitre 1
Enfance d’Ibn ‘Arabî à
Murcie jusqu’au départ à Séville
La shahâda du père
« Kun ! »
C’est
à Murcie au mois de ramadan de l’année 560 que
le Créateur nous a comblés d’un fils que nous appelâmes Muhammad. Sa venue
apporta une joie immense à sa mère Nûr et me fit oublier pendant quelque temps
les soucis de ma fonction. Nous vivions, en effet, depuis plusieurs mois dans
une ambiance de guerre. Tout le sud d’al-Andalus était tombé aux mains des
troupes berbères. Ils étaient parvenus
jusqu’aux portes de la Principauté de Murcie et menaçaient de plus en plus
notre indépendance. Abû Ya’qûb qui venait de succéder à son père ’Abd al-Mu’min
avait établi sa capitale à Séville. Seule la région du Levante lui échappait
encore grâce à la farouche résistance de notre émir Ibn Mardanîsh. Il tentait
depuis deux ans de percer notre défense mais les Muwahhidûn,
comme ils aimaient se nommer, n’avaient toujours pas réussi depuis dix-huit ans
à soumettre la taïfa de Murcie. « Le Seigneur est Seul vainqueur, et les combats des hommes ne
sont qu’illusions » me disait souvent mon père qui a connu lui
aussi les guerres que le princes musulmans se livraient pour asseoir leur
pouvoir ou élargir leur zone d’influence.
La
naissance de mon fils occupa presque exclusivement mon esprit. Toutes les
préoccupations militaires et administratives furent alors reléguées au second
rang. Désormais, j’étais pressé de quitter les séances du Conseil pour rentrer
dans notre demeure et me précipiter dans la pièce où le petit lit de Muhammad
avait été installé. Quand je le trouvais éveillé, je me tenais là au-dessus de
ce petit être sans lequel notre descendance s’éteindrait. « Voici, me
disais-je, presque sans réfléchir “ahsan
khalaf li-ahsani salaf ”. Je
songeai alors à notre famille que le Destin a transplantée si loin de sa patrie
d’origine. Les Ta’iyy ont toujours vécu en Arabie où leur noblesse
légendaire est connue de tous; rien ne laissait supposer que l’une de
leurs branches s’installerait sur une terre dont ils n’avaient jamais entendu
parler auparavant. Mais les décrets d’Allah sont imprévisibles. Il était écrit
que les fiers nomades du désert du Hidjâz poursuivraient leur aventure humaine
dans les plus belles cités d’al-Andalus.
J’allais souvent dans la chambre où il dormait et me tenais là,
immobile, à admirer les traits de Muhammad essayant de reconnaître les signes
de sa ressemblance avec Nûr ou avec moi-même. Mon épouse venait toujours me
rejoindre près du lit de notre enfant. Sans dire un mot, je savourais sur son
visage épanoui le bonheur qui l’irradiait. Quand nous avions fini de goûter
ensemble à ce moment de joie, nous nous retirions pour déjeuner. Il était alors
le seul sujet de nos conversations. Nûr me racontait les moindres faits et
gestes le concernant depuis mon départ au Palais jusqu’à mon retour. Je
découvris à quel point une mère pouvait être observatrice quand il s’agissait
de son enfant. Rien ne lui échappait : ni un sourire, ni un geste de la
main ou encore une expression du visage. En l’écoutant, je ne pouvais
m’empêcher de penser en moi-même « celui qui est
ainsi aimé par sa mère l’était certainement aussi par son Créateur ! ».
Quelques
années auparavant, j’aurais sans doute formulé pour lui, avec plus de
conviction, un avenir des plus brillants. Je l’aurais vu à la tête des
ministères les plus prestigieux, un vizir
chargé des plus hautes fonctions. Mais en ces temps d’incertitudes, je ne
savais pas trop dans quel monde il allait vivre et grandir. Al-Andalus n’était
plus le paradis terrestre qu’avaient connu mes parents et surtout mes grands
parents. Les menaces chrétiennes au Nord, les rivalités entre princes musulmans
ainsi que les stratégies d’alliances et de contre alliances avaient mis fin à
l’âge d’or du pays qui rivalisait naguère avec le Paradis céleste comme osait
le proclamer le grand poète Ibn Khafâdja :
Habitants d’al-Andalus, c’est
Dieu qui a fait votre bonheur
Entre
l’ombre et les eaux, les arbres et les rivières
Le Jardin d’éternité est le pays de vos demeures
Si
j’avais à choisir, c’est lui qui aurait ma faveur.
Nous
vivions depuis plus de vingt ans sous la menace de la marée berbère qui
laminait tout sur son passage. Ni le Gharb,
ni le Sharq
n’échappaient aux armées d’Abd al-Mu’min puis de son fils Abû Ya’qûb. De
Mertola, de Shilb, de Batalyaws nous parvenaient des nouvelles
peu rassurantes. Ni princes musulmans, ni seigneurs chrétiens, ni l’alliance
des deux ne parvenaient à stopper l’inexorable avancée des almohades. Je me
rappelle encore presque mot pour mot le discours que nous tint le Prince à la
suite de ces évènements :
« L’heure
est grave et la décision à prendre est urgente ! Je vous ai réunis, vous
mes fidèles qui faites partie du premier cercle, pour définir notre conduite
dans les heures dramatiques que nous vivons ! Vous avez réussi, malgré vos
différences d’origines et de croyances, à créer une administration solidaire et
harmonieuse. Soucieux de l’intérêt de notre principauté vous avez toujours fait
passer l’intérêt de nos sujets avant ceux de votre clan ou groupe ethnique !
Aujourd’hui nous sommes tous appelés à faire un choix capital. Ou nous nous
livrons aux Berbères incultes et sanguinaires ou nous leur faisons face comme
un seul homme ! »
Nous
étions tous au courant de la situation, mais ces paroles nous tirèrent d’une
sorte d’inconscience dans laquelle nous vivions. Nous pensions sans doute que
la force vitale d’al-Andalus était telle qu’aucun conquérant ne réussirait à la
soumettre définitivement. « Que peuvent les feux de
l’Enfer contre la douceur du Paradis ? » disait mon père
chaque fois que notre pays traversait des moments difficiles. Les Almoravides
n’avaient-il pas tenté aussi de soumettre cette contrée à leur vision du monde
sans jamais y parvenir ? À peine installés sur les rives verdoyantes du
Guadalquivir et dans les cités prestigieuses de Cordoue, de Grenade et de
Séville qu’ils finirent par se convertir à notre mode de vie. Les successeurs
des premiers princes conquérants rétablirent très vite dans leurs cours les
mœurs que leurs pères avaient condamnées. Chanteuses et poètes revinrent dans
les cours des princes mécènes qui finirent par succomber aux charmes des belles
captives chrétiennes et en firent leurs concubines.
« Ouvrir
nos frontières à ‘Abd al-Mu’min, continua le Prince, c’est signer notre arrêt
de mort. Ces fanatiques n’auront de cesse avant de détruire tout ce que nous
avons patiemment édifié. Ils ne tolèreront jamais ni nos tavernes ni nos
mosquées ! Ils brûleront les premières au nom de la sharî’a et trancheront le cou de nos fuqahâ sous prétexte d’hérésie ou de bid‘a !
Ils ne connaissent de l’Islam que l’interprétation qu’en donne leur prétendu
Mahdi. Jamais nous ne pourrions supporter leur rigorisme et les contraintes
qu’ils imposeront aux hommes, aux femmes et même aux enfants ! »
Je me
rappelle qu’au mot de contrainte, le shaykh
osa interrompre le Prince rappelant notre compréhension de notre religion
vénérée :
-
Pourtant, notre religion prône la tolérance et l’amour entre les hommes !
le Coran ne proclame-t-il pas “point de
contrainte en religion ?”
Le Prince
le laissa terminer sa phrase puis reprit :
- Selon
notre religion, certainement, mais pas selon ces faux-dévots qui ne connaissent
du Coran ou du hadith que ce que leur prétendu Mahdi leur a enseigné ! Ils
ont juré d’épurer l’Islam de tout ce qui contredit leurs mœurs
primitives ! Pour eux tout n’est que bida‘
et kufr ! Sur ce terrain, ils n’acceptent
aucune discussion, leur seul argument est le sabre ! De la décision que
nous prendrons dépendra non seulement le sort du Levante, mais d’al-Andalus
dans sa totalité ! Si Murcie tombe entre les mains d’Abd al-Mu’min, nous
entrerons dans le siècle des ténèbres ! nous sommes devenus, malgré nous,
le bouclier de la Civilisation contre la barbarie !
Cette
dernière phrase finit par entrainer l’adhésion de tous les assistants qui
venaient d’écouter effarés, les prédictions apocalyptiques de leur souverain.
Musulmans, chrétiens juifs et agnostiques se sentirent tous concernés et
solidaires. La désolation et le chaos menaçaient notre univers. Nous croyions
que la tragédie vécue lors du débarquement des Almoravides n’allait plus jamais
se reproduire. Mais l’histoire se répétait avec un visage encore plus hideux
cette fois-ci. Les nouveaux « réformateurs » étaient plus fanatiques
que les précédents. Chaque prière du vendredi était devenue l’occasion de
fustiger « les kuffâr
instruments d’Iblîs
et alliés des mécréants ». On ne s’adressait plus à la raison du croyant
comme le recommande notre Livre sacré mais à ses instincts les plus bas. Des
prêcheurs enflammés flattaient les sentiments vindicatifs des petites gens de
la ‘amma conditionnant ainsi les
masses pour les préparer aux futures épurations.
Les
nouvelles que nous rapportaient les fugitifs depuis quelques mois n’étaient
guère rassurantes ! À Cordoue comme à Séville, les Berbères avaient pris
des mesures draconiennes contre ce qui représentait pour nous la civilisation
et le progrès et qui, pour eux, n’était que preuves de vie dissolue. On
interdisait les concerts, on brûlait les instruments de musique et les livres
où nos poètes et hommes de lettres parlaient d’amour et d’ivresse ! Les
femmes n’osaient plus s’aventurer seules dans les rues comme elles le faisaient
depuis des décennies après le revirement moral de derniers princes almoravides.
Sur les bords du Guadalquivir les tavernes où l’on chantait et dansait jusqu’au
lever du jour se turent à jamais. Après la prière du soir, les ruelles de
Cordoue comme celles de Séville étaient désormais désertes. Les habitants se
sentaient épiés même dans leurs demeures et n’osaient organiser aucune fête qui
aurait pu être considérée comme une bid‘a.
Les mariages et les circoncisions se faisaient désormais dans la discrétion la
plus totale. Les occasions de rire, de chanter et de boire devenaient de plus
en plus rares et ceux qui pouvaient fuir le faisaient à la moindre occasion.
C’est ainsi que notre principauté recueillit des milliers de sévillans et de
cordouans pour qui la vie était devenue désormais impossible sous sous la
terreur morale des Berbères fanatiques.
Plus que
jamais ces vers de notre grand poète Ibn Khafâdja me revenaient à
l’esprit :
“Le désir de demeurer est une forteresse
vouée à la destruction
Et tous les édifices élevés dans la vie sont promis
à la disparition.”
En
sonnant l’alarme, Ibn Mardanish visait à souder son Conseil consultatif avant
de se préparer au combat frontal contre les envahisseurs du Maghreb. Le
conseil se termina naturellement par le soutien indéfectible au Prince. Nous
savions tous ce qui nous attendait en cas de victoire des Berbères avec
lesquels n’existaient aucune solution de compromis. Nous acceptâmes un
prélèvement supplémentaire d’impôts pour faire face aux dépenses que nécessitaient
l’achat d’armes nouvelles et le recrutement de nombreux auxiliaires parmi les
mercenaires chrétiens. La cohésion des membres du Conseil donna des forces
nouvelles à Ibn Mardanish qui prit alors la tête d’une résistance farouche qui
dura plus de trente ans.
Adepte du
principe selon lequel c’est dans l’attaque que réside la meilleure défense, il
harcela sans répit les troupes d’Abd al-Mu’min. Son audace le poussa même à se
rapprocher tellement de nos adversaires qu’il faillit une fois prendre Cordoue.
Mais changeant brusquement de tactique à la suite d’informations erronées, il
fonça sur la capitale Séville afin de donner un coup décisif à l’adversaire.
Malheureusement, les Berbères avaient réussi à mobiliser autour d’eux une
grande partie de la plèbe dont le soutien empêcha Séville de tomber entre les
mains d’Ibn Mardanish.
Les mois
succédèrent aux mois, de petites victoires furent suivies de défaites, mais les
frontières du royaume restèrent étanches à l’invasion. Nous nous habituâmes à
l’incertitude du lendemain, mais sans jamais désespérer. La présence de
Muhammad était pour nous comme un rempart contre le malheur : il était la
vie et l’espoir. Chaque jour de la vie de notre enfant nous apportait son lot
de joies et de satisfactions. Une curiosité exceptionnelle le caractérisait. Il
aimait surtout nous faire répéter les noms des choses. Ce fut d’abord celles
que son regard pouvait atteindre, puis de plus en plus tout ce qui était de
l’ordre du sentiment. Il finit par connaitre tous les mots qui désignaient la
tristesse, la joie, l’étonnement, la compassion etc… Lorsque quelqu’un entrait
chez nous, il guettait la moindre expression sur son visage ou dans ses yeux
avant de lancer:
- Tante, qu’est-ce qui te chagrine ? Ton visage
est immobile.
- Mère, qu’est-ce qui te rend si gaie ? Tes yeux
brillent comme des étoiles.
L’étape
suivante fut celle du dessin et surtout de l’écriture. C’est auprès de sa mère
que Muhammad commença sa véritable instruction. Doué d’une mémoire prodigieuse,
il apprit très vite à réciter un grand nombre de sourates et de poèmes. Avant
même de le confier à un précepteur, Nûr lui enseigna tous les secrets de
l’alphabet. Il progressa si vite qu’il se jetait désormais sur tout document
qui portait une écriture. Il finit par lire couramment les lettres que je
rédigeais pour le Prince. J’étais toujours surpris d’entendre dans sa bouche le
texte de missives adressées à nos alliés pour une aide en hommes et en armes.
Il me demandait ensuite de lui dessiner tout ce qu’il lisait. Je me prêtais
souvent à son jeu et finis par lui mettre entre les mains une véritable
encyclopédie des armes de l’époque. Je remarquais que cela le fascinait de voir
qu’aux mots correspondaient des choses bien réelles. Cela lui donna un profond
respect de la chose écrite et créa en lui un puissant désir de maîtriser cette
arme supérieure à toutes les autres : la connaissance de la lecture et de
de l’écriture. Il me demandait souvent :
- Écris-moi un arbre !
Puis :
- Maintenant dessine-le moi !
Ensuite,
il comparait le mot et le dessin cherchant à percer le secret de chaque lettre
et le pouvoir qu’elle avait de participer à désigner tout ce qui existe. Il
résumait cela par une expression que je n’ai jamais oublié : « les
mots savent tout ! alors je veux connaître tous les mots !»
Très
attentive à chacun de ses progrès, Nûr finit par concevoir pour Muhammad un
avenir des plus prestigieux :
- Il sera ministre un jour, aimait-elle à me répéter
comme pour conjurer le sort et éteindre en son âme toute crainte dans ces
années de guerre.
- Il sera ministre, si Dieu le veut, mais je veux
surtout qu’il soit un homme complet.
Nûr se
chargea alors de lui transmettre non seulement les bases de sa future formation
d’adîb,
mais également les règles de bienséance. La tâche fut d’autant plus aisée que
Muhammad vouait à sa mère un amour profond. Les longues heures de “travail”
passaient comme des moments de bonheur intense. Chaque fois que je revenais du
palais, je le trouvais occupé comme le serait un étudiant studieux alors qu’il
n’avait encore que quatre ans. Je finis par trouver qu’il se consacrait trop
aux études pour son âge. Je proposais alors à Nûr de le confier à un maître
d’équitation pour que la souplesse et l’habileté physiques viennent compléter
ses prouesses intellectuelles. Le Prophète n’a-t-il pas recommandé à tout
musulman d’apprendre à monter un cheval ? Muhammad fut enchanté par la
proposition car il aimait naturellement les animaux. Il était émerveillé par le
roucoulement d’une colombe ou le battement des ailes d’un papillon dans le
jardin de la maison.
CHAPITRE 2
La shahâda de Muhammad
Le temps de l'innocence
"
Je naquis sous le règne du Calife Al-Mustandjid à Murcie, dans le royaume du
sultan Abû 'Abd Allâh Muhammad Ibn Sa'ad Ibn Mardanīsh la nuit du lundi 17 du
mois sacré de Ramadan de l'année 560.
Les premières années de ma vie se passèrent surtout dans l'enceinte du château
que le sultan avait fortifié en élevant
de puissantes murailles pour se protéger des assauts répétés des troupes
Almohades.
Mes
premiers souvenirs remontent à l'époque où j'étais sur mes trois ans. Et depuis
cette date jusqu'à notre départ pour Séville après la chute du royaume et la
mort du sultan, une seule image remplit mon esprit: celle de ma mère.
Elle s'appelle Nour
et elle a été, par sa présence et sa bienveillance, la Lumière non seulement de
ma prime enfance mais de ma vie entière.
Nous
quittions rarement le palais à cause de la menace permanente qui pesait sur le
royaume. N'ayant pas réussi à prendre d'assaut la forteresse qui nous
protégeait, les ennemis du sultan, après de longs sièges finirent par se
retirer dans la plaine. C'est alors que la vie devint plus difficile car nous
étions désormais privés de tout ce que cette terre fertile produisait comme
fruits et légumes. Les figues, les olives, les pommes, les poires, les grenades
et toutes sortes de fruits vinrent à manquer cruellement. Nous vivions
désormais des stocks de fruits et légumes secs que le sultan prévoyant avait
constitués dès qu'il se sentit en danger.
Pour
m'occuper, car j'avais, au dire de ma mère, l'énergie de cent soldats réunis,
elle s'ingéniait à occuper mes journées de
manière aussi agréable qu'utile.
Elle était disponible pour moi tout le temps dont elle disposait en dehors de
ses tâches de maîtresse de maison. Elle insistait pour que chaque journée
m'apporte son lot de bienfaits tant physiques qu'intellectuels ou spirituels.
Elle me permit très tôt de développer mes capacités physiques. Pour cela, elle
jouait avec moi de longs moments dans la cour, inventant mille jeux pour me
faire courir et sauter. C'est à elle que je dois aussi mon adresse au tir à
l'arc où elle excellait; il n'y a que pour les chevaux qu'elle me confia à un
maître qui, dans l'exiguïté du périmètre dont nous disposions, m'apprit
quelques secrets de l'art hippique.
Cependant,
malgré tout l'engouement que j'avais pour les occupations de la journée, c'est
durant la nuit que mon âme trouvait sa nourriture préférée. En hiver, au cours
des longues soirées, ma mère venait dans ma chambre et restait auprès de moi
jusqu'à ce que je m'endorme. Elle m'avait habitué à un rituel qui dura jusqu'à
notre départ de Murcie: elle me faisait d'abord réciter les versets du Livre
Saint que j'avais appris la journée, puis choisissant quelques mots dont elle
voulait fixer le sens dans mon esprit, elle entamait alors ce qu'elle appelait
le jeu des " signes et des sons". Cela consistait en une série
d'exercices ludiques qui me ravissaient au plus haut point. Avec une plume en
roseau, elle dessinait la première lettre d'un mot d'après lequel je devais
deviner la suite. Dès les premières semaines de mon apprentissage, je me suis
habitué à retenir les lettres de l'alphabet en associant chacune d'elles à un
animal ou une plante ou un fruit. Ainsi le mim était pour moi un abricot
(michmach), le fa une souris (fa'r) et le ta un oiseau (tayr) dont la queue
était évidemment la barre qui surmontait le corps de la lettre.
Par la suite, quand j'avais totalement acquis
l'alphabet, je me débarrassais de ce genre d'associations et cherchais à
pénétrer le sens caché des vingt-huit signes qui permettaient aux Arabes de
représenter les noms de tout ce que l'esprit pouvait concevoir. Je me disais
que si tous les secrets de l'existence visible et non visible étaient contenus
dans si peu de signes c'est que ces lettres possédaient chacune une formidable
énergie créatrice de sens. Au lieu de les considérer comme de simples dessins
inertes, je découvrais en elles une vitalité qui se manifestait à moi d'une
manière évidente.
Ma
connaissance du secret des lettres et l'intimité spirituelle que j'avais avec
elles avaient pris naissance dès mes premiers mois d'apprentissage de la
lecture. J'avais compris que les lettres n'étaient pas que des sons qui,
combinés avec d'autres, produisaient un sens, mais qu'elles étaient porteuses
de manière autonome de significations avant même qu'elles ne sortent de nos
bouches sous leur aspect sonore. Plus tard, avec d'autres frères versés dans la
science des lettres, je parachevais ma connaissance du monde merveilleux des houroufs.
Mais
ce que je préférais par dessus tout c'étaient les histoires merveilleuses que
me racontait ma mère lorsque le sommeil tardait à venir. Elle avait le don de
rendre si vivant ce qu'elle me racontait
que j'avais l'impression que les personnages de ses histoires
s'incarnaient sous mes yeux. Le visage de Nour s'animait, sa voix se faisait
tantôt douce tantôt puissante et ses mains dessinaient au-dessus de ma tête les
détails que je n'arrivais pas à saisir. Aussitôt, j'étais témoin des coursiers
qui portaient leurs cavaliers à une allure fulgurante à travers plaines et
montagnes et j'entendais jusqu'au bruit de leurs sabots sur le sol. Je suivais
ainsi la longue épopée de la migration de nos ancêtres depuis le lointain Yémen
jusqu'à la terre d'al--Andalus où ils vinrent s'établir aux premières années de
la conquête. Elle m'énumérait toutes les villes traversées par la tribu des
Banu Taiyy et me les faisait répéter à tel point que je finissais par connaître
par cœur l'itinéraire de cette formidable épopée. Elle prenait soin de s'attarder
sur la traversée du Maghrib dont sont originaires ses ancêtres les Banu Yughan.
Elle me décrivait avec force détails la faune et la flore de cette contrée et
me disait: "on ne connait un pays que si l'on connait les noms des fleurs
qui y poussent et des oiseaux qui y vivent". Ainsi ses histoires, en plus
du fait qu'elles me distrayaient et m'aidaient à trouver le sommeil étaient
chaque fois pour moi de véritables leçons de géographie, d'histoire et de
sciences de la nature.
J'écoutais
ce qu'elle me racontait buvant ses paroles et m'imprégnait de ses
connaissances. Mais le plus grand bonheur était pour moi sa présence tout près
de moi sur le bord de mon lit. Je ressentais pour elle un sentiment si
fusionnel qu'elle arrivait difficilement à quitter ma chambre. Bien des fois,
mon père était obligé de venir la réclamer pour que je la laisse partir.
Ensuite, une fois la porte de ma chambre refermée, je me repassais les images
de ses histoires et me répétais tous les mots qu'elle m'avait appris jusqu'à ce
que je sombre dans le sommeil.
Le signe de la sainteté.
"L'été est ma
saison préférée pour ses nuits étoilées. J'attendais la fin du jour avec
impatience surtout lorsque la chaleur devenait intense rendant pénible tous les
exercices physiques. Durant la journée, je passais le plus clair de mon temps à
la lecture. Mais le soir, lorsque le ciel se parsemait d'étoiles, il devenait
pour moi un parchemin aux dimensions infinies où se déployaient devant mes yeux
ébahis tous les savoirs auxquels je voulais accéder. Je pouvais alors saisir
d'un seul regard tous les secrets du monde d'en haut comme les lettres de
l'alphabet me livraient les sens cachés du monde d'en bas. Ainsi, entre mes
lectures du jour sur les pages de mes cahiers remplies de signes et celles de
la nuit au cours desquelles je déchiffrais les formes qui décoraient le vaste
firmament je prenais conscience de toutes les dimensions de la connaissance que
mon jeune esprit pouvait aspirer à embrasser.
Ma mère était
souvent près de moi lors de ces "lectures nocturnes", mais elle ne
cherchait jamais à m'imposer son point de vue. Elle m'écoutait avec une grande
attention lui déchiffrer les mosaïques célestes, ce qui m'encourageait à
émettre parfois les hypothèses les plus farfelues qui provoquaient son étonnement.
Elle se contentait de me demander des explications que je comblais avec une
naïveté qui me valait ses plus beaux sourires plein de tendresse. Je me
rappelle un jour avoir affirmé que la constellation qui formait la Grande ourse
s'était enrichie d'une nouvelle étoile plus lumineuse que toutes ses voisines.
Intriguée, elle examina avec moi un à un chacun des astres, mais n'arrivait pas
à voir l'étoile dont je parlais. J'avais beau la lui indiquer de toutes les
manières possibles, elle restait invisible pour elle malgré l'éclat
exceptionnel qu'elle projetait. Au lieu de me contredire et de corriger ma
vision erronée, elle me dit une parole que je n'oublierai jamais: " mon
fils, c'est toi qui as raison, ton étoile existe bel et bien, mais il n'est pas
donné à tout le monde de la voir. Il y a des signes que ne perçoivent que les
enfants, les saints et les prophètes." C'est depuis ce jour que je compris
que la réalité n'apparaissait pas de la même manière à tous et qu'il y avait un
monde invisible qui ne s'offrait qu'à des êtres privilégiés. Cependant, je ne
savais rien des raisons qui faisaient que ces privilèges étaient accordés à
certains et pas à d'autres."
“Le
ciel avec ses innombrables constellations était pour moi un océan sans rivages
où voguaient les vaisseaux de la connaissance. Et mes observation nocturnes
faisaient souvent naître en moi l'envie de quitter le corps qui me rattachait à
la terre pour aller explorer de près les réalités célestes. J'enviais pour cela
les oiseaux et leur capacité à s'élever d'un coup d'aile vers le firmament dont
la profondeur infinie attirait mon âme avide d'absolu. Mais je finis par
trouver dans les rêves une occasion de me délester de tout ce qui m'empêchait
d'atteindre ce que ni mes jambes, ni mes mains ne me permettaient de toucher.
Je me voyais souvent, dans certains rêves, approcher les vaisseaux célestes de
si près que je pouvais distinguer ce qu’ils transportaient.
Certains
étaient chargés de feuillets portant des signes dans des langues que je ne
connaissais pas mais dont les significations se révélaient à moi à travers les
formes des signes qu’elles utilisaient. Curieusement, on ignorance de ces
langues me permettait d'accéder au sens
caché qui n'était livré qu'aux "enfants, aux saints et aux prophètes "
comme me disait ma mère. Je me rappelais, lors de ce genre de révélations, des
versets dans lesquels l'ordre (iqra! )
qui était donné au Prophète
analphabète de lire un message qu’il pensait inaccessible pour lui. L'Ange
porteur de l’injonction divine transmettait à celui que Dieu avait élu le sens
ésotérique à travers une langue qui ne livrait aux gens du commun que son sens
exotérique. Les Prophètes recevaient la vérité par révélation, les saints y
accédaient par leur effort d'interprétation et les enfants par leur spontanéité
et leur intuition.
Je
voulais savoir l'origine de toutes les choses et c'est ma mère qui fut mon
premier maître. Elle nourrit mon jeune esprit de tout ce qu'il était avide de
connaître à l'âge où les yeux s'ouvrent sur le champ illimité des
connaissances. S'appuyant sur ce que ma mémoire avait retenu de mon
apprentissage du Coran, Nour me retraçait l'histoire de l'existence humaine à
travers les récits des prophètes : la création d'Adam et de sa compagne Ève et
leur exil du Paradis Céleste, l'odyssée de Noé, le chemin spirituel d'Abraham,
l'élection de Moïse et sa mission auprès de Pharaon, l’aventure initiatique de
Joseph, la merveilleuse naissance du Christ fils de Maryam et son chemin
d'amour. Elle me racontait chaque histoire en partant de ce que je connaissais
des versets du Coran, puis elle complétait cela en se servant d'un grand Livre
que j'aimais beaucoup : les Récits des
Prophètes.
Pendant
qu'elle déployait devant moi l'histoire des hommes à travers la vie des plus
illustres d'entre eux, j'essayais de comprendre le lien secret qui les unissait
malgré la diversité de leurs expériences. Ils étaient tous les bénéficiaires
d'une grâce divine qui en fit des élus parfois contre leur propre volonté comme
ce fut le cas pour Moïse. Appelé par son Seigneur sur la montagne sacrée, il se
sentait incapable de remplir la mission qu'Il lui confia. Comment pouvait-il
affronter le puissant Pharaon, lui le faible berger qui n'avait aucun don pour
la parole? Il apprit alors que, pour conquérir les hommes, un bâton de berger
valait mieux que mille épées. Cette grâce divine fut aussi octroyée à notre
Prophète bien-aimé Muhammad qui, orphelin de père et de mère, bénéficia de la
protection de trois êtres qui marquèrent sa vie et lui permirent d'accomplir sa
mission: son grand-père, son oncle paternel et surtout sa femme Khadidja.
N'est-ce pas elle qui, au moment des plus grands doutes le rassura sur sa
qualité de Messager et l'épaula durant toute sa vie lors de mission auprès des
Mecquois.
L’oncle qui renonça à son royaume.
Pour
m’instruire ma mère aimait à me raconter la vie exemplaire non seulement des
Compagnons du Prophète, mais aussi celle de gens ordinaires dont le destin a
été complètement transformé par un évènement ou une rencontre.
Elle
me raconta un soir l'histoire de son frère Yahya. Ce dernier était un prince
qui régnait sur la région de Tlemcen.
“Ton
oncle vivait dans le luxe et aimait à porter les plus beaux habits. À son
époque vivait un ascète qu'on appelait Abû ‘Abd-Allah al-Tûnisî qui s’était
retiré dans une mosquée de la localité appelée al-‘Ubbâd, à l’extérieur de la
ville de Tlemcen. Il y passait le plus clair de son temps à l’adoration de
Dieu. Un jour, cet homme, qui se rendait à Tlemcen rencontra ton oncle
accompagné de sa suite. Quand ce dernier fut informé de l’identité du dévot, il
arrêta son cheval, le salua et lui demanda :
- Ô
cheikh, m’est-il permis de faire la prière avec les habits luxueux que je
porte?
L’ascète
éclata de rire, alors ton oncle demanda:
- Qu’est-ce
qui te fait rire?
- La
petitesse de ton esprit et l’ignorance que tu as de ton âme et de ton état!
Pour moi, rien ne te ressemble le plus que le chien qui se vautre dans le sang
du cadavre de sa proie puis la dévore avec tous ses immondices, mais qui lève
la patte lorsqu’il va pisser pour ne pas être sali par son urine. Ainsi,
toi-même, tu es un récipient plein de choses illicites car tu es responsable de
tant d’injustices envers tes sujets et tu cherches à savoir s’il est permis de
faire la prière avec tes somptueux habits?
Ton oncle pleura, puis descendit de son
cheval et renonça sur le champ à son royaume. Il se mit alors au service du
cheikh qui l’hébergea, selon la tradition, trois jours et trois nuits à l’issue
desquelles il vint le voir avec une corde et lui dit:
- Ô
roi, les journées d’hospitalité sont terminées, maintenant lève-toi et va
ramasser du bois.
Ton
oncle se mit alors à ramasser du bois qu’il portait sur la tête jusqu’au marché
où les gens qui le voyaient se mettaient à
pleurer sur son sort. Quand il avait vendu son bois, il gardait ce dont
il avait besoin pour sa subsistance et distribuait le reste en aumônes. Il
poursuivit ainsi cette activité dans sa ville jusqu’à sa mort. Il fut alors
enterré dans le cimetière du cheikh et sa tombe est devenu, depuis lors, un
lieu de pèlerinage. Quand les gens venaient rendre visite à l’ascète pour qu’il
intercède en leur faveur, il leur disait d’adresser plutôt leurs demandes à ton
oncle Yahya ibn Yughân:
- Il
fut roi, leur disait-il, et il renonça à son royaume pour mener une vie
d’ascète. Si j’avais été soumis à la même épreuve que lui, je n’aurais
peut-être pas renoncé à mon royaume.
Après
avoir terminé son histoire ma mère me récita des vers que l’on composa à son
propos:
Je suis dans l’état dans
lequel tu me vois,
Si tu y réfléchis bien,
c’est un état des plus enviables :
Ma demeure se trouve là où
je le désire, partout sur la terre ferme
Et le Ciel m’abreuve de son
eau la plus douce ;
Je n’ai ni père ni enfants
Et je n’ai pas de famille ;
Je me sers de mon bras
droit comme coussin
Et quand je me retourne
c’est sur le gauche (que j’appuie ma tête)
J’ai goûté un court instant
aux saveurs de la vie,
Qui ne sont que mirages et illusions si tu y réfléchis bien…
Les secrets de la prière et du jeûne
C’est ma mère qui m’initia à la prière. Ce fut à ma demande que je commençais très
tôt à partager avec elle ces moments de recueillement. Au début, je ne
comprenais pas pourquoi elle ne me répondait pas lorsque je la sollicitais pour
une chose ou une autre pendant l’oraison. Elle m’expliqua alors qu’ au moment
de la prière, l’être humain ne s’appartient plus, c’est comme s’il était en
voyage sur son tapis qui devenait ainsi une sorte de vaisseau céleste. L’idée
me plut beaucoup et je voulus alors essayer d’entreprendre un tel voyage. Elle
me dit alors:
- Il va falloir alors se préparer, parce que cela ne
s’improvise pas comme pour n’importe quel voyage.
- De quoi a t-on besoin, mère?
- D’abord de savoir où on va, connaître sa destination…
- J’ai envie d’aller là où tu vas, mère! Dis-moi où
vas-tu quand tu pries?
- Je vais très loin, je quitte ce monde, je vais chez le
Roi des rois, chez Celui qui a élevé les Cieux et aplani la Terre!
- Mais quand je te regarde, tu es toujours ici, comment
fais-tu?
- C’est un voyage intérieur que tu comprendras quand tu
l’essaieras.
- Je veux essayer tout de suite!
- D’accord, mais une fois la destination connue, il faut
se préparer!
- Se préparer? Comment?
- N’entreprend ce voyage que celui qui a préparé son
corps et son esprit, mon fils.
- Montre-moi!
- Pour le corps, c’est facile, mais pour l’esprit c’est
un peu plus compliqué, mais on y parvient avec des exercices…
Elle me prit alors par la main et m’emmena à la salle d’eau
puis commença à faire ses ablutions en me commentant chaque geste. Je compris
alors le sens profond de cette préparation. Tout ce qui va participer au voyage
céleste doit être purifié pour être digne de cette aventure: les mains et les
bras deviennent secours pour autrui, la bouche se purifie de toute médisance,
les yeux se ferment aux illusions, le visage se remplit de la joie d’aimer, les
oreilles deviennent sourdes aux sollicitations d’Iblis et les pieds renoncent à
emprunter une autre voie que la Sienne.
Une fois les ablutions terminées, elle ajouta:
- Le voyageur a aussi besoin de provisions, mais cela je te
l’expliquerai une autre fois.”
CHAPITRE 3
La Shahada d’Abou l-Qamar Hilel Ibn Mardanish
« Seul le Royaume de Dieu est éternel »
« Après un quart de siècle
de résistance, malgré la détermination de mon père et les murailles réputées
inexpugnables de notre cité, Murcie La
bien gardée est finalement tombée. Les Almohades sont désormais les
nouveaux maîtres de l’Andalousie. Après
avoir mis fin à l’empire almoravide et installé leur pouvoir à Séville, Cordoue
et Alméria, les Berbères du Maghrib ont réussi à occuper la dernière principauté
qui leur résistait.
Aujourd’hui, nous quittons Murcie
défaite et ruinée. Ses magnifiques palais ont été livrés au pillage pillés et
ses jardins légendaires ont été dévastés. Tout ce qui faisait la splendeur de
la capitale du Levante s’est écroulé sous les coups des conquérants et de leurs
nouveaux alliés. Mais, grâce à Dieu, nous sommes encore vivants et l’honneur de
nos femmes et de nos filles est sauf. Les Almohades dont on nous décrivait la
sauvagerie se sont avérés moins cruels et moins vindicatifs qu’on ne le
craignait.
Après la mort de mon père et la
décision du conseil de livrer la ville aux vainqueurs, ces derniers ont accepté
notre allégeance. N’ignorant pas l’expérience des fonctionnaires de notre cité
dans l’administration de la Principauté, ils ont préféré utiliser leurs
connaissances plutôt que de les éliminer ou les asservir. Ils nous ont alors proposé
de les servir en tant que sujets de leur pouvoir à Séville qu’ils ont choisie
comme nouvelle capitale d’al-Andalus.
Au moment où notre caravane
franchit pour la dernière fois la porte de notre ville, tout le passé me revint
à l’esprit…
C’est à mon père, Muhammad Ibn
Mardanish, que non seulement Murcie, mais aussi tout le Levantin doivent leur
gloire et leur splendeur. C’est à la mort de son maître Ibn ‘Iyâdh, prince de
Valence, que mon père fut désigné pour lui succéder. Je me rappelle mot pour
mot ce qu’il m’avait raconté maintes fois à propos de cet événement :
« Ibn ‘Iyâdh, mon maître,
disait mon père, était l’homme le plus pur et le plus brave qu’il m’a jamais
été donné de connaître. C’est pour ces qualités que les habitants de Valence,
de Murcie et de l’Andalousie orientale tombèrent d’accord pour le reconnaître
comme leur dirigeant. On disait qu’il était le meilleur du peuple qui a reçu
comme guide le Prophète Mohammad. Aux qualités morales du chef de Sharq al-Andalus, s’ajoutait sa bravoure
légendaire. Quand il prenait ses armes et montait à cheval, nul n’osait
l’affronter, aucun héros ne pouvait lui résister. Les Chrétiens eux-mêmes le
comptaient pour cent cavaliers et s’écriaient en voyant son étendard :
Voilà Ibn ‘Iyadh, voilà cent cavaliers ! ».
Grâce à tout cela, racontait mon père, mon
maître Ibn ‘Iyâdh assura la tranquillité de toute la région orientale de
l’Andalousie jusqu’au jour de sa mort.
Il avait été non seulement un guide pour moi, un modèle à suivre dans la
vie quotidienne et un héros que je m’efforçais d’imiter, mais aussi un
véritable père. Il ne voyait pas l’ombre d’une inquiétude sur mon visage sans
m’interroger sur ce qui m’attristait pour me prodiguer ensuite les meilleurs
conseils ou m’offrir tout ce qui pouvait me rendre ma joie et mon énergie.
Aussi, le jour de sa mort, ma peine était indescriptible. L’ayant vu vivre à la
fois comme un titan et un sage, je ne ne
pouvais m’imaginer qu’il puisse être mortel. Mais comme le dit Allah dans notre
Saint Coran : « Toute âme devra
goûter à la mort ».
Tout le conseil était réuni à son chevet et
attendait ses dernières recommandations pour la désignation de son successeur.
Pour moi, comme pour tous les autres, il était évident que c’était son fils qui
devait le remplacer, aussi les hauts dignitaires qui l’avaient toujours servi
fidèlement lui proposèrent de passer les rênes du royaume à celui qui porte son
nom. Mais Ibn ‘Iyâdh se releva du lit où il était allongé et je vis sur son
visage un signe de profonde désapprobation. Il leur répondit d’une voix ferme
malgré son état : « non, pas mon fils ! Pas lui ! Car j’ai ouï dire
qu’il boit du vin et néglige la prière ! ». Ses auditeurs eurent à peine le
temps d’entendre son refus qu’il ajouta : « si vous le voulez,
je n’y puis rien, mais prenez plutôt cet homme, dit-il, en se tournant vers moi
et en me désignant du doigt. »
Quelle ne fut pas ma surprise d’avoir été choisi
par mon héros pour lui succéder ! Je connaissais toute sa bonté et son
affection pour moi, mais j’étais loin de me douter qu’il me faisait confiance
au point oui de ne préférer à son propre fils. Puis, avant que je n’eus le
temps de réagir, il ajouta : « Mohamed est doté de l’énergie et du courage
dont a besoin notre royaume. J’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier sa
droiture et sa fidélité. Jamais il n’a refusé une mission difficile ni contesté
aucun de mes choix. De plus, il connaît
tous les rouages du commandement militaire. Par lui, il est possible que Dieu
étende sa faveur non seulement sur notre royaume, mais sur tous les
musulmans ! »
Tous les membres du Haut-conseil approuvèrent la proposition d'Ibn
'Iyâdh qui mourut peu de temps après. Désormais à la tête de la principauté de
Valence, mon père s'avéra un chef de guerre remarquable à l'instar de mon
grand-père Saad Ibn Mardanish qui fut gouverneur de Fraga et résista avec
succès aux attaques d'Alphonse 1er d'Aragon. Et comme mon oncle Abdallah qui
fut lui aussi lieutenant d'Ibn 'Iyâdh et qui mourut les armes à la main en
luttant contre les chrétiens lors de la bataille de Zafdala, mon père n'a
jamais craint la mort. Doué d'une force prodigieuse, il était d'une bravoure à
toute épreuve. Dans le combat, il n'avait pas peur d'exposer sa vie au point
que ses lieutenants devaient constamment lui rappeler qu'un général en chef
était beaucoup plus précieux pour son armée qu'un simple soldat. Ses officiers,
pour qui il était une véritable idole, appréciaient en lui aussi bien sa
témérité que sa sagacité.
Mon père était l'objet d'admiration non seulement de ses hommes, mais
même de ses ennemis. Ces derniers, répugnant à le nommer Mohammed, le
désignaient sous l'appellation de El Rey Lobo (Le Roi Loup). Ils allèrent même
jusqu'à prétendre que son nom patronymique Mardanish était une déformation de « Martinez »
pour les uns ou de « Mardonius » pour d'autres. Mais mon père ne m'a
jamais confirmé cela malgré mes nombreuses questions à ce sujet. Et lorsqu'il
sentait que son silence me troublait, il me disait que nous avions une origine
noble arabe qui nous rattachait à l'illustre tribu des Djudham. Il aimait chaque fois me rappeler cette parole des anciens
arabes : "l'homme de valeur n'est pas celui qui proclame : voici ce que
fut mon père, mais celui qui dit voici ce que je suis!" Et il ajoutait :
"Dieu Seul sait ce que nous sommes, Lui qui est au cœur de Ses créatures.
Il sait ce que chacune montre et ce qu'elle cache au fond de sa poitrine. C'est
pourquoi je n'ai cure des jugements des hommes qui ne perçoivent que les
apparences des êtres. En toutes choses, je m'en remets au Jugement de Dieu qui
connaît le secret de mon âme. »
Ce sont de telles paroles qui m'ont permis de voir mon père non pas avec
les yeux du visage, mais avec ceux du cœur. Aussi, je ne prêtais nulle
attention aux rumeurs qui couraient sur lui et que chaque fois que l'on me
rapportait quelque chose de négatif sur lui, je me contentais de répondre :
" Dieu est le plus savant, Il est le Seul à savoir ce qui est vrai et ce
qui est faux dans ce que vous me dites sur mon père."
À la tête de Valence, mon père consolida en peu de temps les marches
frontalières de la principauté. Mais son ambition allait bien au-delà de la
simple conservation du territoire qu'il a hérité de son maître Ibn 'Iyâdh. Il
était animé d'un esprit de conquête qu'il exerça avec détermination et
perspicacité. La puissance de notre taïfa
s'accrut considérablement grâce à la collaboration de son beau-père Ibrahim Ibn
Hamushk. Ensemble, ils étendirent notre territoire par la possession des cités
de Cadix, Jaen, Baeza et Carmona. Des années plus tard, ils menèrent une
attaque surprise contre l'importante ville de Grenade qu'ils occupèrent pendant
un certain temps. Mais, les Almohades, qui avaient réussi à établir leur
pouvoir sur toutes les autres principautés ne pouvaient supporter de
concurrents dans al-Andalus où ils se voulaient les maîtres absolus. Aussi, à la fin du mois de Rajab 557 ( Juillet
1162), réagirent-ils avec une force démesurée et une violence inouïe. Ils
réussirent à déloger les soldats de Ibn Hamushk des places fortes de l'Alcazaba
de Grenade où ils s'étaient établis et en tuèrent un très grand nombre. Mon
père me raconta qu'il échappa de justesse à la mort en abandonnant tentes et
bagages. Poursuivi par les Almohades, il ne dut sa survie qu'à sa connaissance
des sentiers des montagnes de la Sierra Nevada.
Cette reprise de Grenade eut de graves conséquences pour les populations
juives et chrétiennes qui y vivaient encore. En effet, leur sort, déjà bien
malheureux sous les Almoravides, était devenu intolérable après la conquête
almohade. Leurs églises et synagogues furent détruites pour la plupart et ils
furent contraints à la conversion à l'islam selon l’interprétation "
almohade ". Quant à ceux qui refusèrent de le faire, ils n'eurent d'autre
choix que l'exil ou la mort. C'est la raison pour laquelle ils appelaient de
tous leurs voeux l'heure qui les délivrerait du joug insupportable qui pesait
sur eux et voyaient dans les soldats de mon père des libérateurs. Ils étaient
donc prêts à seconder mon père dans ses attaques contre les places fortes
tombées sous le pouvoir des Berbères du Maghreb. Et c'est justement ce qu'ils
firent lorsque les soldats d'Ibn Hamushk se présentèrent aux portes de Grenade.
Ils réussirent à leur en permettre l'accès sans combat en leur ouvrant la porte
d'Elvira.
Après leur échec à conserver Grenade, nos troupes entreprirent trois ans
plus tard, en 560/1165, de tenter de conquérir Cordoue qui dut subir un long
siège, mais ne tomba pas. Mais lorsqu'ils entreprirent la marche sur Séville,
la même année, les Almohades réagirent immédiatement d'une façon vigoureuse. Le
calife Abou Yousouf Yaqoub, qui était
alors à Marrakech, franchit le Détroit avec une puissante armée et se dirigea
vers Murcie. Les troupes Almohades, en très grand nombre, infligèrent une
lourde défaite à notre armée dans la vallée de Guadalantine.
Vaincu et blessé, mon père se réfugia derrière les murailles des
fortifications de notre capitale. Il réussit ainsi à sauver sa vie et celles
d'une d'une partie de ses combattants les plus proches. Mais il ne put éviter
la destruction de tout ce que Murcie comptait de magnifiques jardins et de
splendides demeures hors de la ville assiégée. C'est alors que le vent tourna
définitivement pour nous. Mon père fut abandonné par son beau-père et bras-droit
qui prêta allégeance aux Almohades et adopta leur doctrine. Ces derniers furent
ravis de compter désormais dans leurs rangs non seulement le combattant le plus
audacieux, mais surtout le chef le plus proche de leur dernier ennemi en
Andalousie. Grâce à lui, ils pouvaient désormais connaître tous les secrets de
défense de mon père et les faiblesses de notre principauté. Cette trahison fut
un coup fatal pour lui et le mena par la suite à la démence et à la mort.
Mais avant d'atteindre ce stade irréversible, il eut un dernier sursaut
de sagesse. Comprenant alors que le sort de Murcie était scellé, il nous réunit
mes frères et moi dans sa chambre de travail pour un entretien qui restera
gravé dans ma mémoire. Pour la première fois de ma vie, je vis sur son visage
les signes évidents du désespoir lui qui ne s'était jamais avoué vaincu même
dans les pires épreuves. Ayant perdu le soutien, non seulement de son beau-père
mais aussi des populations de nombreuses localités qui dépendaient de Murcie,
il comprit que la chute de Monteaguda, la principale forteresse de défense,
était imminente. Après nous avoir fait asseoir autour de lui avec une infinie
douceur, totalement inhabituelle chez lui, il me regarda droit dans les yeux et
me dit :
" Hilal, tu es l'aîné de tes frères et le plus compétent d'entre
eux dans tous les domaines. Tu as suivi mieux que personne les déroulements de
notre résistance depuis de nombreuses années. C'est donc à toi que je m'adresse
en premier lieu. Tu devines, hélas, que je ne t'ai pas appelé pour te remettre
les clés de succession à la tête de notre royaume dont les jours sont comptés.
Je t'ai demandé de venir ici pour gérer la suite de notre débâcle. J'aurais
aimé te voir me succéder non pas sur le trône de Murcie sur lequel je ne me
suis jamais assis, mais sur le dos d'un coursier comme je le fis durant toute
mon existence de guerrier et de chef de notre communauté. Malheureusement, il
n'y aura plus, pour toi, de combats à mener ni de victoires à remporter sur les
champs de bataille. Ton intelligence et ta bravoure devront désormais s'exercer
dans l'enceinte des palais de nos propres ennemis."
À ces mots, je bondis et osai même lui dire :
-
Père,
je t'ai toujours obéi, je n'ai jamais refusé d'exécuter le moindre de tes
ordres, mais servir nos ennemis, ça jamais !
-
Je
comprends ton étonnement et ton refus mon fils, mais comme disaient nos
ancêtres: que peut le défunt entre les mains celui qui est chargé de ses
ablutions mortuaires?
-
Mais
pourquoi parles-tu de la mort, père ? Tu as encore toute ta force et ta vigueur
et nous pouvons encore résister. Il te reste encore de valeureux et fidèles
combattants qui sont prêts à se battre à tes côtés!
-
Oui,
quelques uns, mais pas suffisamment pour tenir encore longtemps face à la marée
almohade. C'est pour cela que j'ai invité tous mes conseillers et
administrateurs à une réunion après mon entretien avec vous. Quant à ce qui
concerne la mort je voudrais que tu saches vraiment ce que j'en pense. Malgré
l'impression que j'ai pu te donner auparavant, j'ai toujours su, grâce à mes
expériences de combattant, que la durée de notre vie dans cette demeure est
brève. J'ai été si souvent confronté à la mort, je l'ai approchée moi-même de
très près à Grenade et à Guadalantine. J'ai vu aussi périr à mes côtés tant de
braves combattants que j'ai compris mieux que personne le sens du verset où
Dieu nous rappelle que "toute âme
goûtera à la mort". Sache, Hilal, que le jour où je rejoindrai le
Seigneur est très proche. Il y a des impressions qui ne trompent pas. J'espère
seulement que mes bienfaits pèseront plus lourds que mes péchés dans la
Balance, le Jour du Jugement.
-
Père,
je ne peux imaginer que tout ce que tu as édifié va s'écrouler et que...
-
Si,
mon fils, aucun empire aussi puissant soit-il ne demeure, seul le Royaume de
Dieu est éternel. Aussi vous ai-je réunis pour vous dire ceci : « les
Almohades se sont répandus partout et les principautés reconnaissent les unes après
les autres leur autorité. Comme je pense que vous ne pourrez pas leur tenir
tête, reconnaissez, vous aussi bon gré, mal gré, leur pouvoir. Afin de jouir de
quelque influence auprès d'eux, n'attendez pas de subir le même sort que
d'autres avant vous. Vous n'ignorez pas comment ils ont traité les pays conquis
de vive force. »
Aussi amères fussent-elles, nous ne pouvions rien dire contre les
paroles de notre père. Il avait parlé en homme d'expérience et en véritable
stratège dans la situation de défaite que nous vivions. Aussitôt son discours terminé,
mon père nous invita à le suivre jusqu'à la salle du Conseil afin d'assister à
sa rencontre avec les dignitaires du royaume.
Quand nous entrâmes dans la salle, tout le monde était déjà là,
attendant les annonces du prince. Je me dirigeai avec mes frères vers l'espace
réservé habituellement aux invités étrangers. Il y avait là quelques fidèles de
mon père accourus des rares localités de Murcie qui n'avaient pas encore prêté
allégeance à l'ennemi. On y retrouva également quelques enfants des
collaborateurs de mon père que leurs parents tenaient à les voir assister à
cette rencontre solennelle de fin de règne. Pareille occasion permet aux jeunes
esprits de s'instruire des affaires du pouvoir mieux que tous les livres. Parmi
les enfants, il y en avait un qui nous était très proche à la fois du fait de
la fonction de son père, ministre du prince mais aussi par son intelligence
précoce que j'avais constatée en lui lorsqu'il venait jouer avec mes jeunes
frères. Il s'agissait de Muhammad Ibn al-Arabi. (Intégrer passage sur enfance vue par Hilel)
Lorsque mon père commença à parler, un silence absolu se fit dans la
salle. Tout le monde connaissait la gravité de la situation et s’interrogeait
sur la manière dont le prince allait l’affronter. Le dernier carré présent à
cette rencontre lui était totalement acquis. Ils avaient tous vu leur chef se
dépêtrer de mille situations qui paraissaient alors inextricables. Ils
connaissaient sa capacité à pardonner en grand seigneur comme il le fit pour un
allié accusé de trahison. Ce dernier, nommé Ibn Nizar, était également un poète
talentueux qui connaissait la faiblesse de mon père pour l’art de la poésie
comme pour celui de la danse, du chant ou de la sculpture. Jeté en prison à la
suite d’une dénonciation de sédition, Ibn Nizar composa un poème d’une subtile
intelligence qu’il fit entendre à mon père par l’intermédiaire d’une
esclave-chanteuse (ici le
récit de cette histoire abrégée)
Ibn Mardanîsh et la poésie.
Au début de l’écroulement de
l’empire almoravide, Ibn Nizâr (Abû al-Hasan), profite de la situation
pour tenter de se tailler une principauté à Wâdi Âsh (Guadix). Mais à la suite d’intrigues, il fut capturé et
livré à Ibn Mardanîsh qui régnait sur la plupart des districts de l’Est. Le
prince l’emprisonna jusqu’au jour où Ibn Nizâr qui était un poète astucieux
conçut une ruse qui allait lui permettre de retrouver sa liberté. Il composa
une muwashshaha qui commence par :
“Naza‘a-ki al-badru al-layyâh…”
où il tient les propos
suivants :
“Dois-je dire aux envieux
(…)
vous me blâmez pour une
liberté
qui n’était qu’un vœu et
que le pardon a permis de réaliser ?”
il apprit ensuite ce poème à une
chanteuse réputée pour sa très bellevoix et lui demanda d’intercéder en sa
faveur auprès du prince. Quand celui-ci l’invita à chanter pour lui, elle fit
ce qu’Ibn Nizâr lui avait demandé. À la fin du chant, le prince lui demanda
de rechanter la muwashshaha
une nouvelle fois. Il fut alors envahi d’un sentiment de clémence et ordonna
la libération immédiate du prisonnier. Lorsque Ibn Nizâr se présenta devant
Ibn Mardanish, celui-ci lui dit :
-
Abû al-Hasan, j’ai ordonné de
te libérer malgré tous les envieux. Retourne dans ta ville où je te permets de
régner ainsi que dans d’autres régions si tu y arrives. Tu mérites de régner
-
non seulement sur Guadix, mais sur toute l’Espagne !
-
Seigneur, répondit Ibn Nizâr, je préfère me mettre sous vos ordres et
vous exprimer ma reconnaissance pour m’avoir sorti d’une tombe où mes ennemis
m’avaient jeté.
Ils burent alors ensemble jusqu’à
l’ivresse.
|
Prompt à pardonner, mon père pouvait également punir avec une extrême sévérité
comme il le fit avec les ministres qu’il emmura vivants après leur trahison. Mais
ce que nous allions entendre aujourd’hui ne tenait ni de la détermination de
l’ambitieux conquérant ni de l’homme de cour enjoué. Moi-même, son fils aîné,
qui le connaissait en tant qu’homme de pouvoir et en tant que père, fus surpris
dès ses premières paroles :
« Au Nom de Dieu le Clément le Très Miséricordieux et que le Salut
et la Prière de Dieu soient sur son Prophète notre guide et notre exemple
suprême. À vous mes fidèles de la dernière heure, je voudrais d’abord vous dire
que ce qui m’anime depuis plus d’une semaine n’est pas le sort de notre
principauté qui est vouée à la reddition et peut-être même à la destruction et
au carnage dont ont fait preuve nos ennemis lors de la prise des autres
territoires qui avaient refusé de se rendre. Non, ce qui me taraude l’esprit
aujourd’hui, c’est le sort de mes enfants et de mes fidèles ainsi que de leurs
familles. Je ne suis plus préoccupé que par le désir de rendre à Dieu une âme
repentante et apaisée. Peut-être alors que dans Sa Clémence incommensurable, Dieu
me permettra de recevoir le livre de mes actes de la main droite et que j’y
lirai au jour du Jugement plus d’actes méritants que de méfaits.
Je sais que ma vie n’a pas toujours été exemplaire. Mes ennemis se sont
chargés de dénigrer ma conduite en me chargeant de tous les péchés. Ils se sont
déclarés mes juges, sans aucune légitimité, alors que notre Saint Coran et les
paroles de notre Prophète - que le Salut et la Prière de Dieu soient sur Lui-
nous recommandent à n’être les juges que de nos propres actes : « Interrogez vos âmes en ce monde avant
qu’elles ne soient interrogées par l’Ange de la mort dans l’Autre ! ».
Car ceux qui ne se contentent que des apparences sont prompts à condamner comme
si chaque être n’était que la façade visible de sa personne. Dieu qui connaît
nos intentions a fait dire à notre Prophète que « les actes ne valent que par les intentions qui les animent ». Certes,
je ne suis pas un mutahhar, mahfoudh
(un purifié parmi les préservés) dont les entrailles n’ont jamais été entachées
par des pensées d’égarement ni les apparences par des actes contraires aux lois
de la charia. Chaque personne donne
de lui une image qui reflète ses actes apparents avant qu’il ne soit revêtu le
Jour de la Résurrection de l’habit et de l’image de sa profonde Réalité.
" Le moment est venu, pour
moi, non pas de justifier, de nier ou de minimiser mes erreurs passées, mais de
vous parler en vérité. J'ai ressenti, depuis notre dernière lourde défaite le
besoin pressant de dérouler devant vous les pages de mon Kitâb. Je le fais avec vous qui m'êtes restés fidèles alors que
d'autres responsables, certains de ma propre famille, ont préféré pactiser avec
l'ennemi.
Vous savez tous que j'ai même
refusé de prendre de titre pompeux de « souverain » et de ne
m'occuper que de ma gloriole comme le font de nombreux " Reyes de
taifas" que je ne nommerai pas. Durant tout mon règne, je n'ai été animé
que par une seule ambition: donner à notre royaume toute la splendeur et la
notoriété qu'il mérite! Je voulais faire de Murcie un pôle de civilisation
aussi illustre que le fut Cordoue au temps du grand calife Abderrahmane. Murcie
n'est-elle pas devenue une capitale musulmane puissante et respectée ? Sa
notoriété n’a t-elle pas dépassé les frontières de la Péninsule ? Nous
traitions d'égal à égal non seulement avec les rois chrétiens d'Aragon et de Castille
et le comte de Barcelone, mais nous étions reconnus même par le calife abbaside
de Baghdad depuis que j'ai fait prononcer son nom dans le sermon du vendredi.
Cependant, que n'a t-on pas tissé
de mensonges sur les véritables motifs de mes choix politiques et de mes
décisions? On m'a traité, et vous avec moi, de mécréant et d'apostat. On a levé
des armées contre nous et appelé à une véritable guerre de religion contre nous
comme si nous étions les suppôts de Satan! On disait que j'avais renié mes
origines en faisant des princes chrétiens non seulement des alliés, des amis,
mais même des frères. On trouvait que le fait de parler leur langue, de
s'habiller comme eux ou d'équiper ses chevaux à leur manière étaient des signes
de " Koufr". Est-ce que tous
les chrétiens qui, du temps de l'âge d'or d'Al-Andalus, avaient adopté nos
coutumes et notre langue étaient devenus musulmans pour autant ?
On m'a également reproché que,
pour acheter la protection des rois de Castille et d'Aragon, j'avais payé
tribut à nos puissants voisins chrétiens et que, pour ce faire, j'ai écrasé nos
sujets d'impôts ! Mais que devais-je faire, en tant que premier responsable de
notre communauté pour la préserver des dangers qui la menaçaient de toutes
parts? Fallait-il se lancer dans une aventure téméraire mais à l'issue
incertaine au risque de faire subir à nos populations le désastre qui suit toute
guerre qui s'achève par une défaite ? Vous savez comme moi que lorsque j'ai
pris ces décisions avec votre assentiment, c'était avant tout pour le bien et
la sécurité des populations vivant sur notre territoire. Notre alliance avec
les Chrétiens et le recrutement de mercenaires expérimentés n'étaient dus ni au
rejet de notre religion ni à de la faiblesse ou à une servile soumission.
D'ailleurs, les Almohades qui nous reprochent ces choix et qui se targuent
pourtant de pureté morale et de rigueur religieuse, n'y ont-ils pas eu recours
eux-mêmes contre leurs ennemis au Maghreb dans leurs guerres contre les
Almoravides? Nous nous sommes battus, sans répit, avec courage et témérité
quand il le fallait et que nous le pouvions. N'avions-nous pas étendu les frontières
de notre royaume et imposé notre présence jusqu'aux montagnes de Cuenca et à la
Sierra de Segura? Seule Almeria nous avait échappé quand elle tomba aux mains
des Castillans.
On nous a également reproché le
prétendu "traitement de faveur" accordé aux soldats castillans, navarrais et catalans que nous avions recrutés
et que nous leur avions octroyés les maisons des fonctionnaires qui complotaient
contre nous avec nos ennemis! Fallait-il les faire vivre dans des conditions
insupportables si nous voulions qu'ils se battent à nos côtés avec conviction ?
Fallait-il les laisser errer à leur guise sans demeures ou les cantonner plutôt
dans des lieux contrôlables ?
Quant à la permission d'ouvrir
des cabarets dans leurs quartiers, nous la leur avions donné selon le principe
du respect du mode de vie de nos alliés du moment. Évidemment, nos ennemis qui avaient
toujours vécu en terre d'Islam sans la présence à leurs côtés de populations à
la religion et aux mœurs différentes ne peuvent comprendre le sens de notre
principe de convivialité. Nous autres Andalous, au cours des siècles de
présence en terre ibérique, avons porté à un sommet jamais égalé l'esprit de
tolérance et de respect des convictions religieuses des Gens du Livre, qu'ils
appartiennent au peuple de Moïse ou de Jésus ! Ce fut le cas non seulement sous
le pouvoir éclairé du Calife omeyyade Abderrahmane, mais même sous le règne des
princes des taïfas de Cordoue, de
Séville ou de Badajoz. Musulmans, Juifs et Chrétiens vivaient en bonne entente.
Chaque communauté fréquentait ses lieux
de culte et vivait selon ses habitudes culinaires et vestimentaires. À cette
époque, notre civilisation était admirée et enviée par toutes les nations. On
venait de toutes parts admirer l’intelligence et la sagesse avec lesquelles le
pays était administré. Notre pays attirait les hommes et les femmes les plus
célèbres qui venaient y exercer leur art ou développer leurs pensées
philosophiques et scientifiques.
Tout cela a malheureusement
failli disparaître à cause des conflits qui ont suivi la chute du califat et la
division de notre patrie en principautés concurrentes. Heureusement que la
culture andalouse et l’esprit d’ouverture étaient profondément ancrés dans les
âmes. Même les Almoravides, venus du Maghreb ont fini par se laisser conquérir
par la douceur et l’esprit de tolérance de l’Andalousie. Et si la gestion de
notre pays n’était pas devenue médiocre voire suicidaire, nous n’aurions jamais
pris les armes contre eux.
« Rappelez-vous comment dès mon
accession à la charge de dirigeant de Valence, j’ai défendu avec force cet
esprit andalou. Nous avons ressuscité, dans notre royaume, l’esprit de
tolérance selon le verset qui dit : « À
vous votre religion et à nous la nôtre ! ». Nos ennemis nous
respectaient au point non seulement de nous envoyer des ambassadeurs pour
représenter les intérêts de leurs pays, mais ont noué avec nous des relations
très étroites dans tous les domaines. Nous avons signé des traités commerciaux
même avec les républiques de Pise et de Gênes en Italie. Notre monnaie était
devenue l’une des plus puissantes d’Europe. Nous avions développé notre
agriculture surtout autour de notre capitale Murcie. On venait de tous les
royaumes environnants s’instruire sur les techniques d’irrigation mises en
place par nos ingénieurs. Nos artisans, travaillant dans un esprit
d’innovation, ont redonné vie à l’art de la céramique et à la fabrication du
papier de soie. Leurs produits s’exportaient dans tous les pays du Nord. Toutes
ces activités ont enrichi notre population qui s’est accrue à un niveau jamais
atteint auparavant.
Mais l’admiration des uns n’allait
pas sans l’envie des autres. Aussi les Almohades n’ont jamais supporté notre
indépendance. Après avoir chassé les Almoravides de Séville et conquis la
plupart des autres principautés, ils ont voulu réserver le même sort à notre territoire.
Sans la bravoure de nos soldats, chrétiens comme musulmans, ainsi que les
puissantes fortifications que nous avons élevées autour du Castillo de Monteaguda
et d’autres places fortes autour de Murcie, nous aurions disparu depuis
longtemps. C’est grâce à tous ceux qui ont donné leur vie pour défendre notre
royaume et grâce à vous tous, qui avez si bien géré nos affaires que nous avons
pu résister durant un long de siècle à une armée qui a conquis tout le Maghreb
et a remplacé le pouvoir almoravide et celui des princes indépendants ailleurs
en Andalousie. Mais seul le royaume de Dieu est éternel !
Vous savez, comme moi, qu’à la
prochaine offensive, si nous continuons à nous battre, nous serons balayés. À
ce moment-là, nos ennemis n’auront aucune pitié. Tout vos biens vous seront
arrachés, vos mères et vos épouses seront violentées et Dieu sait ce qu’ils
feront de vos enfants. Sans doute des esclaves qu’ils enverront enchaînés de l’autre
côté du Détroit. Alors que faire ?
Je vais peut-être vous surprendre, mais je vous demande de céder notre place
forte sans combat. Même Almeria et Valence où j’avais placé mon propre frère,
viennent de se soumettre aux Almohades. Prêtons allégeance à ceux que nous ne
pouvons pas vaincre ! Sauvons ce qui reste de la brillante civilisation
que nous avons contribué à développer. En ce qui me concerne, pour le bien de
tous, je suis prêt à me livrer ou à m’embarquer pour une destination lointaine.
Et vous direz à mes ennemis que vous m’avez vous-même chassé parce que je
voulais vous obliger à résister. Laissez-moi porter seul le poids de la
velléité de résistance et vous apparaîtrez comme de futurs alliés sur qui les
Almohades voudront compter. Ils connaissent trop vos qualités et vos talents
pour vous sacrifier. »
Voici ce que j’avais à vous dire.
Maintenant la décision est entre vos mains. Que Dieu Tout Puissant éclaire
votre choix et vous protège ainsi que vos familles. Que Dieu me pardonne mes
erreurs et m’assiste dans les mois futurs pour que la fin de mon règne ne soit
une tragédie ni pour moi ni pour personne. Maintenant, je vous laisse discuter
librement entre vous sur la décision apprendre. Quant à moi, je me retire pour
aller m’entretenir avec mon âme. »
Une fois son discours achevé, tout le monde se
leva en signe de respect pour un homme qui était prêt à renoncer à une gloire
finale illusoire pour le bien de ses administrés. Je reçus, ce jour-là, la plus
brillante leçon de politique. J’ai ressenti aussi pour mon père une admiration
sans bornes et, après avoir ramené mes jeunes frères, je revins à la salle du
Conseil pour participer à la décision des représentants de notre communauté. La
séance fut très brève : la proposition de mon père fut acceptée à
l’unanimité et décision fut prise d’envoyer un émissaire auprès du sultan
almohade porter le drapeau blanc de la reddition.»
À suivre..
Prochains chapitres prévus:
Chapitre 4: Séville: La Voie des plaisirs et des honneurs
Chapitre 5 : L'Entrée dans La Voie d'Amour
Chapitre 6 : Maîtres et disciples
Chapitre 7 : Le privilège de la Sainteté
Chapitre 8 : Le Chemin vers les étoiles sacrées
Chapitre 9 : l'Adieu à l'Occident.
Puisse Dieu me donner l'énergie nécessaire pour une telle tâche et m'inspirer Le Vrai, Le Beau et Le Juste!
Saadane BENBABAALI
© Tous droits réservés
Ibn Arabi,Le Maître de la Voie d'Amour, (à paraître)
NOTES
NOTES DU Chapitre 1
Il serait né le 27 juillet 1165
(17Ramadân 560) ou , selon d’autres
sources, le 6 août (27Ramadân 560 ).
NOTES DU PRÉAMBULE:
Il traduisit également un chapitre fondamental des Futûhât : Bâb al-Mahabba. Cf.Ibn
Arabi, Traité de l’amour, Albin
Michel, 1986.
Corbin H., L’imagination...
op. cité