mercredi 1 mai 2019

IBN AL FARIDH



Charaf addîn 'Omar ben al Fâridh (le Caire, 577/1181-632/1235) ne quitta l'Egypte que pour deux séjours à la Mecque. Il commença, dit-on, dès sa jeunesse, à se détacher du monde et vécut quelque temps en ermite sur les pentes du Moqattam, cou- chant dans des grottes et des sanctuaires abandonnés. Puis il s'installa au collège Sayfiya. Comme il vivait depuis plusieurs an- nées dans l'austérité et la prière, mais sans recevoir l'illumination intérieure, il vit un jour un homme mystérieux, un saint d'Allah caché sous la personne d'un vieil épicier que tout le monde prenait pour un ignorant et un idiot. S'étant rendu à la Mecque sur le conseil du saint, il y reçut enfin l'illumination, y passa une quinzaine d'années et revint au Caire pour recueillir le dernier soupir de son maître. En 1231, il retourna aux lieux saints où il vit le célèbre cheikh 'Omar as Souhrawardî (33). Un des poèmes d'Ibn al Fâridh se termine par ce vers pathétique :
A toi la bonne nouvelle ! Dépouille-toi donc de ce qui est sur toi. Malgré tes imperfections il a été question de toi.
L'on raconte, en effet, que Souhrawardî se trouvant à la Mecque l'objet de la vénération d'une grande foule, se demandait avec angoisse s'il était digne de tant de respect et quelle était sa véritable place auprès de Dieu. Ibn al Fâridh lui apparut et pro- nonça ce vers. Souhrawardî criant de joie se mit alors à déchirer ses vêtements, et tous les assistants firent de même. Ayant ren- contré peu après Ibn al Fâridh devant la Ka'ba, les deux hommes s'embrassèrent et causèrent quelque temps à voix basse.
Ibn al Fâridh mourut à la mosquée-université d'Al Azhar où le sultan eyoubite Mâlik Kâmil vint le visiter.
Son tombeau, dans le cimetière de Qarafa, au pied du Moqattam, fut recouvert d'une coupole par Barkouk an Nâsirî, lieute- nant du sultan mamelouk ; il est l'objet d'une grande vénération. Les controverses sur l'orthodoxie d'Ibn al Fâridh faillirent troubler l'ordre public au XVe siècle. Une fetwa fut alors rendue en faveur du poète. Depuis l'installation du gouvernement ot- toman en Egypte, sa tombe est l'une des sept places où l'on fait la récitation du Coran pendant le Ramadhan.
De taille moyenne et svelte, beau de visage, élégant, de caractère doux, bienveillant, éloquent et généreux, il était passion-
nément épris de la beauté, et l'on raconte qu'il se dérangea quelque temps tous les jours pour aller voir un chameau dont les
proportions l'avaient charmé.
Dans l'un de ses plus beaux poèmes mystiques il s'écrie :
Quand II est absent, mes yeux Le voient dans tout ce qui est beau, gracieux et charmant ;
Dans l'harmonie du luth et de la flûte, lorsque ces deux instruments mêlent leurs accords,
Dans les près et les vallées des gazelles, à la fraîcheur des aubes et des soirs,
Là où tombent les gouttelettes sur un tapis de verdure brillant de fleurs,
Quand le zéphyr traîne les pans de sa robe et apporte, au petit jour, le plus embaumé de ses souffles,
Et quand ma bouche collée aux lèvres de la coupe aspire la salive du vin dans un lieu pittoresque.
Il avait, dit-on, à Bahnassa de jeunes esclaves musiciennes et il tombait en extase au son de leurs instruments.
De même que pour Jalâl addîn Roûmî ou saint Jean de la Croix, un événement extérieur pris symboliquement, un mot, un
chant d'amour profane entendu, était pour le poète l'occasion d'un transport extatique.

S'étant rendu au bord du Nil, comme il aimait à le faire le soir, il entendit un jour un foulon qui s'emportait contre une pièce de drap : « Ce morceau de drap, disait-il, m'a coupé le souffle. S'il ne se nettoie pas, qu'il soit déchiré ! » S'appliquant le symbole, 'Omar ben al Fâridh se mit à répéter avec ferveur : « Il m'a fendu le cœur. S'il ne se nettoie pas, qu'il soit déchiré ! » Il regrettait amèrement que son cœur ne fût pas encore complètement délivré des impuretés humaines et des attaches aux choses contin-
gentes pour être déchiré par l'annihilation de l'existence dans a contemplation de l'Auteur de toute existence.
Revenant une nuit d'une réunion, il entendit des gardes de police qui chantaient avec beaucoup d'animation.
Ils chantaient :
Mon Seigneur, nous avons veillé espérant t'atteindre.
Mon Seigneur, tu ne l'as pas permis. Nous nous sommes endormis pour rêver de toi.
Mon Seigneur, le rêve n'est pas venu, et sans doute tu ne nous prêtes aucune attention.
Saisi à la gorge par le désir d'amour, le poète, dans la rue même, se mit à chanter :
O habitants de Thaïba, est-ce que vous n'avez pas à offrir les mets de l'hospitalité ? La nuit vous a conduit un hôte étranger.
Puis, perdant tout contrôle sur lui-même, gesticulant et hors de ses sens, il déchire ses habits, jette tout ce qu'il a sur lui,
pleure, gémit jusqu'à l'aube. Les gens s'attroupent et gagnés par la contagion, ils se mettent à déchirer eux aussi leurs vêtements.
Ibn al Fâridh, comme le remarque Nâbolosî, ne semble pas être parvenu au sommet de l'état mystique. Il y a chez lui une sorte d'amour de l'Amour divin qui n'est pas le détachement parfait, plus exactement un désir des grâces sensibles pour elles- mêmes et de l'ivresse extatique. C'est un poète, un très grand poète, un esthète, un Racine qui a passé sa vie à exprimer en sym- boles inoubliables les thèmes de la mystique çoufie. Ses images sont subtiles, ses vers étonnamment musicaux, pleins d'asso- nances raffinées, de jeux de mots parfois un peu recherchés, mais souvent profonds et graves, et presque toujours d'une perfection déconcertante. Il les composait, dit-on, au sortir d'états extatiques pendant lesquels il restait longtemps étendu im- mobile, comme en catalepsie. « Il a plongé, dit son commentateur Boûrînî, dans les mers profondes de la poésie et en a rapporté des perles qui ont étonné les plus habiles. Dans l'art de célébrer l'amour, il a laissé loin derrière lui tous ses rivaux. Il est le sul- tan des amoureux parmi les hommes et les génies. » Il est le plus grand poète mystique que la langue arabe puisse opposer au persan Jalâl addîn Roûmî.
Comme le Cantique des cantiques et comme tant de mystiques, Ibn al Fâridh exprime l'amour divin sous des figures pro- fanes. Il use avec virtuosité de toutes les ressources du symbolisme érotique et du symbolisme bachique si développés dans la poésie arabe (34).
Quand les derviches du Caire ou les Derqawa de Fès cherchent l'extase dans lesa mâ ', concert spirituel, et les danses exta-
tiques, un jeune homme leur chante souvent des poèmes d'Ibn al Fâridh.
Charibnâ 'alâ dzikri 'l ‘habîbi moudâmatan
Sakirnâ bihâ min qabli an ioukhlaqa'l karmou.
« Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne », chante la jeune voix pathétique ; et les soupirs défaillants et les « Allah ! » extatiques raclent le fond des poitrines gonflées d'une ivresse que l'être ne peut supporter qu'en s'oubliant.
Les mystiques ont arrangé un langage que ne comprennent pas ceux qui n'ont pas leur expérience spirituelle, en sorte que lorsqu'ils expriment leurs états ou stations, celui qui est dans le même état comprend le sens de leurs termes, mais celui qui n'y participe pas, le sens lui en est interdit... Certains initiés ont exprimé différents degrés de la contemplation mystique par ces symboles de vêtements, boucles de cheveux, joues, grains de beauté, vin, flambeaux, etc... qui aux yeux du vulgaire ne forment qu'une brillante apparence... Ils ont signifié par la boucle la multiplicité des choses qui cachent le visage de l'Aimé ; ils ont mis le grain de beauté en rapport avec l'Unité; le vin représente l'amour, le désir ardent et l'ivresse spirituelle ; le flambeau l'irra- diation de lumière divine dans le cœur de celui qui suit la voie. Le vêtement du témoin signifie la beauté de l'essence absolue. »
Quel que soit le jugement qu'on porte sur le concert spirituel — et des docteurs musulmans, même mystiques, en ont signalé les dangers — il serait absurde d'y réduire le mysticisme oriental, et à plus forte raison de l'identifier aux excentricités sangui- naires des 'Isawa mangeurs de verre pilé. Lesamâ' (comme le déchirement des vêtements), n'est qu'une manifestation extérieure del'ivresse intérieure chez les uns, un procédé de réalisation artificiel chez les autres, chez d'autres encore une déviation carica- turale. C'est seulement la grande extension des confréries depuis le XVe siècle et la décadence générale qui ont donné tant d'im- portance aux danses desikh wa n, qui ne doivent pas faire oublier les grandes synthèses et les vies profondément renoncées des Jounayd, des Bisthâmî, de Hallâj, des Mohâsibî, des Ghazâlî, des Ibn 'Arabî, etc... Encore serait-il injuste de méconnaître la va- leur dusamâ’ qu'on ne peut rejeter absolument en principe sans condamner toute musique religieuse (35).


Prends le reste du souffle que tu m'as laissé ; l'amour n'est pas parfait s'il laisse quelque chose de la vie. Ah ! qui fera périr
mon âme de l'amour d'un jeune faon...
Le faon symbolise ici, commente Nâbolosî, le degré de l'irradiation du Bien-Aimé ; habitant du désert, il fait sortir le novice
du monde des formes pour lui permettre de revêtir l'Existence Véritable.
Pour lui j'ai perdu toute retenue ; pour lui j'ai renoncé à la piété, et au saint pèlerinage.
Le mystique, en effet, ne fait plus rien que par Dieu, est passif entre les mains de Dieu, ne cherche plus aucun mérite person-
nel.Ibn al Fâridh poursuit ses images, ses antithèses, ses combinaisons raffinées de son et ses jeux de mots subtils, malheureusement presque intraduisibles.
mVoici, presque en entier, l'un des plus célèbres poèmes d'Ibn al Fâridh :
Mon cœur me dit que tu es ma perte ; mon âme soit ta rançon ! que tu le saches ou non.
Nâbolosî écrivit tout un livre sur ce « que tu le saches ou non ». Dieu, dit-il, est à la fois connu et inconnu, puissant et im- puissant, intérieur et extérieur, etc... Il se connaît lui-même par l'Homme Parfait, l'Adam cosmique (le Verbe splendeur du Père), dans lequel il se reflète, et le mystique, anéanti à son existence propre, rejoint Dieu par ce médiateur en qui il revit à l'Existence véritable.
Je n'aurai pas payé ton amour si je suis celui qui ne meurt pas de tristesse. Et qui tiendra comme moi sa parole ?
Je n'ai que mon âme ; celui qui donne son âme par amour pour ce qu'il aime n'est pas prodigue.
Si tu l'acceptes, je suis, grâce à ton aide, arrivé au but, que j'ai manqué sinon...



Notes:
32 Ce mot peut prêter à des malentendus selon qu'on lui fait signifier : rien que l'humain, ou tout l'humain. Dans le premier cas, c'est le courant
naturaliste, rationaliste, moderne, dans le second c'est l'humanisme qui devient facilement universaliste et mystique, puisque l'homme vé-
ritable complet, c'est l'Homme Parfait, l'Homme Universel dont nous parlons plus loin.
33 Chihâb addîn Aboû Hafç 'Omar ben 'Abdallah as Souhrawardî, 539/1144-632/1234. Ne pas le confondre avec son oncle Abdelqâhir as Sou-
hrawardî (490/1097-562/1162) de Baghdad, ni avec Chihâbaddîn Jahjâ as Souhrawardî Maqtoûl, d'Alep († 587/1191).
Cf. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Litterattur, Weimar, 1898, tome I, p. 440.
34 « Les mystiques, dit Lâhijî, commentateur duGoulchân-i-Râz, Roseraie du Savoir, de Châbistarî (cité par Carra de Vaux,Les penseurs de
l'Islam, tome IV, 1923 p. 288), ont convenu d'exprimer par des métaphores leurs découvertes et leurs états spirituels ; si ces images parfois
étonnent, l'intention n'en est pas moins bonne.
35 Je ne peux pas résister au plaisir de citer ici la lettre suivante très caractéristique en même temps que très évocatrice que je
viens de recevoir d'un jeune Marocain qui y décrit ledz ikr des Derqawa de Fès :
« Merci, cher ami, de m'avoir donné l'occasion de revivre encore quelques instants avec mon poète préféré, le Sultan des Amou-
reux, Ibn al Fâridh. Il a été la nourriture de mon âme pendant ma jeunesse. Je le savais par cœur comme je savais mon Coran. A
la zawia et dans toute réunion où deux faqirs se rencontraient, Ibn al Fâridh était commenté et chanté.

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