Des Dunes du Désert aux Jardins d’Eden:
L’interprétation des Désirs par Ibn ‘Arabi,
A Travers une Appropriation du Nasib, du Ghazal et du Muwashshah
par Anne Clément
Nous
diffusons à partir d'aujourd'hui des extraits du travail remarquable
réalisée par notre collègue Anne Clément, de l'Université de Toronto
(Canada) concernant l'usage de la poésie par le grand penseur soufi Ibn
Arabi.
2. Appropriation du nasib bédouin dans le Turjuman: un «retour aux sources» du désert
Une conception très «traditionnelle» du nasib
Le terme nasib désigne le prélude d’amour de la qasida, l’ode de la poésie arabe classique. Il forme en quelque sorte l’introduction du poème et a pour fonction de susciter l’intérêt de l’audience. Selon les ter- mes d’ Ibn Qutayba, le n a s i b doit «disposer favorablement, attirer l’ atten- tion, et exiger une écoute–parce que ‘rhapsodier’ sur un bien-aimé touche l’âme et s’attache aux cœurs» (Stetkevych 1993: 7). Dans son article de l ’ E n c y c l o p é d i e d e l ’ I s l a m dédié à ce sujet, Renate Jacobi indique que, au- delà de la situation de séparation des amants qui constitue inévitablement la situation de base, deux «motifs» principaux jouent un rôle majeur dans le nasib, à savoir les ruines du campement déserté (al-tulul) et la vision n o c t u r n e d e l a b i e n - a i m ée (a l - k h a y a l ) ( J a c o b i 1 9 6 8 : 9 8 1 ) . D e f a ç o n t r è s intéressante, Ibn ‘Arabi brode abondamment autour de ces motifs, qui lui permettent, entre autres choses, de souligner les éléments essentiels de sa conception de la relation d’amour qui unit Dieu à Ses créatures. Mais avant d’analyser plus avant l’utilisation qu’Ibn ‘Arabi fait de ces deux m o t i f s d a n s l e T u r j u m a n, i l n o u s f a u t e x a m i n e r l a c o n c e p t i o n t r è s « t r a d i - tionnelle» du nasib que le Shaykh al-Akbar semble avoir privilégiée dans cette œuvre.
A l’époque d’Ibn ‘Arabi, le modèle du nasib de la qasida pré- islamique avait déjà grandement évolué. Dès la fin du V I I e siècle, il avait déjà souffert des attaques d’al-Farazdaq (mort en 728), qui critiquait les «pleurs sur les demeures» (Stetkevych 55, 259). Au début du IXe siècle, Abu Nuwas (mort en 814) portait cette critique à son paroxysme en affirmant: «La description de ruines abandonnées est un propos pour le lourd d’esprit–alors réserve [plutôt] tes adjectifs pour la fille de la vigne!» (Stetkevych 57, 208; m a t r a d u c t i o n ) . M a l g r é c e s a t t a q u e s , l e n a si b s u b s i s t a a u p r i x d e q u e l q u e s transformations. Dans The Zephyrs of Najd, Jaroslav Stetkevych relate cette é v o l u t i o n d u n a s ib d e p u i s l ’ é p o q u e p r é - i s l a m i q u e j u s q u ’ à l ’ è r e d ’ I b n ‘ A r a b i , m o u v e m e n t q u ’ i l q u a l i f i e d e p r o g r e s s i v e « l i b é r a t i o n d u n a si b b é d o u i n » . I l souligne en particulier «la plasticité interne et l’adaptabilité métaphorique» de ce que l’on peut désormais appeler un genre capable de s’autonomiser de l ’ a n c i e n n e s t r u c t u r e d e l a q a si d a ( S t e t k e v y c h 5 0 - 7 3 ) .
Dans ce contexte, il est particulièrement significatif de noter que presque tous les poètes auxquels Ibn ‘Arabi fait explicitement référence dans le Turjuman ou son commentaire ont soit appartenu à la première génération de poètes de l’époque pré-islamique, soit fait preuve d’un très
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fort attachement à la tradition poétique bédouine. Dans la première caté- gorie, nous trouvons Tarafa ibn al-‘Abd (mort vers 564) que le Shaykh al- Akbar évoque pour expliquer sa référence à «l’éclair de Thamad»et Imru’ al-Qays (mort vers 540) duquel il reprend la fameuse image de la colo- quinte brisée (L’interprète des désirs 271, 376-77). A la seconde catégorie a p p a r t i e n n e n t M a j n u n L a y l a ( Q a y s i b n M u l a w w a h q u i v é c u t a u V I Ie s i è - cle), Dhu al-Rumma (Ghaylan ibn ‘Uqba, mort vers 735) et même al- Mutanabbi (915-65) (L’interprète des désirs 312; 118, 196, 207-08; 418). L e s d e u x p r e m i e r s p o è t e s s e r a t t a c h e n t à l ’ é c o l e d u g h a za l ‘ u d h ri a u s u j e t duquel nous reviendrons dans la seconde partie de ce travail. Il est néan- moins essentiel de noter dès à présent que leurs œuvres témoignent claire- ment d’un fort attachement à la tradition poétique bédouine. Ainsi, le style de Dhu al-Rumma reste assez proche de l’héritage pré-islamique pour que Sells inclue l’un de ses poèmes dans un recueil intitulé Desert Tracings: Six Classic Arabian Odes by ‘Alqama, Shanfara, Labid, ‘Antara, Al- A‘sha, and Dhu al-Rumma (1989). Quant à al-Mutanabbi, Jaroslav Stetkevych souligne qu’il représente également un moment-charnière dans l’histoire de la qasida et du nasib (51). Bien qu’il développe déjà un style plus fleuri, Stetkevych précise: «even al-Mutanabbi was capable of t h e m o s t b e a u t i f u l ‘ B e d o u i n ’ n a s i b» ( 2 5 8 - 5 9 ) . I l n ’ e s t p a s i n n o c e n t q u ’ I b n ‘Arabi fasse ainsi référence, aux côtés des poètes-phares de la période pré- islamique, à deux artistes «de la transition» à la fois fermement ancrés dans la tradition poétique bédouine et ouvrant déjà la voie à d’autres styles. Comme nous allons le voir, la combinaison de ces références est en parfaite harmonie avec la fonction que le Shaykh al-Akbar assigne au n a s i b d a n s l e T u r j u m a n.
A f i n d ’ é c l a i r e r l ’ a p p r o p r i a t i o n d u n a s i b par Ibn ‘ A rabi dans cette œuvre, nous devons d’abord nous tourner vers l’étymologie du mot. Le terme nasib vient de la racine arabe n-s-b qui dénote l’idée d’une rela- tion, d’un lien entre deux ou plusieurs éléments. Ibn ‘Arabi semble ainsi justifier son utilisation du cadre poétique du nasib, en soulignant le fait que, comme l’étymologie du mot le révèle, le nasib constitue le meilleur moyen d’expression des munasabat, les correspondances qui lient entre eux Dieu, les formes imaginales de la Réalité divine, et l’a- mant mystique (L’interprète des désirs 391, 416).
Si l’on examine maintenant plus précisément le principal motif du n a s i b, l e s r u i n e s d u c a m p e m e n t d é s e r t é , i l a p p a r a î t c l a i r e m e n t q u ’ I b n ‘Arabi le développe afin de mettre en lumière les éléments les plus i m p o r t a n t s d e s a c o n c e p t i o n d e l a r e l a t i o n (n i s b a ) d ’ a m o u r q u i u n i t D i e u à S e s c r é a t u r e s . A t r a v e r s l ’ é v o c a t i o n d u s i t e a b a n d o n n é e t d e s t r a c e s (a l -
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athar ou al-tulul) de la présence de la tribu de la bien-aimée, traces qui sont encore visibles bien que presque effacées, le Shaykh al-Akbar fait référence à sa conception de l’amour divin (al-hubb al-ilahi). Ce dernier s e c o m p o s e à l a f o i s d u « D é s i r ( sh a w q ) d e D i e u p o u r l a c r é a t u r e , l e Soupir passionné de la divinité en son Essence [...] aspirant à se mani- fester dans les êtres, afin d’être révélée pour eux et par eux» et du «Désir de la créature pour Dieu, [qui est] en fait le Soupir de Dieu lui-même épiphanisé dans les êtres, et aspirant à revenir à soi-même» (Corbin 118). Ainsi, en contemplant le lieu désolé du campement abandonné, le poète pleure la perte du lien originel avec sa (/son) Bien-Aimé(e) qui n’est autre que Dieu lui-même (Corbin 117).
E n o u t r e , d a n s s o n c o m m e n t a i r e d u p o è m e n ° 2 4 (q i f b i - l - t u l u l a l - d a r i s a t) , I b n ‘ A r a b i e x p l i q u e q u e l e s r u i n e s d é s i g n e n t é g a l e m e n t « l e s traces laissées par les descentes des Noms divins sur les cœurs des gnos- tiques» (L’interprète des désirs 244). De même, dans l’explication qu’il donne du poème n°20 (maradi min maridat al-ajfan), le Shaykh al-Akbar souligne que le poète pleure à la fois «la perte de [ses] bien-aimés et des f o r m e s d e s d e m e u r e s d o n t i l n e [ l u i ] r e s t e p l u s q u e l e s v e s t i g e s ( a l - a t h a r) qui sont les reliques de celles-ci (al-baqaya)» ( L’ interprète des désirs 204). Ainsi, le campement abandonné symbolise également le cœur du gnostique déserté par les théophanies. Dans ce kharab, terre désolée ou désertée, le poète ne trouve plus que les «reliques» de précédentes man- ifestations de Dieu et quelques «vestiges» des connaissances divines qu’elles ont laissés derrière elles (L’interprète des désirs 285-86).
Outre le motif du campement abandonné, l’attachement d’Ibn ‘Arabi à la tradition poétique bédouine se traduit également par la mention de nom- b r e u x n o m s d e l i e u x q u i a p p a r t i e n n e n t à l a t o p o g r a p h i e c l a s s i q u e d u n a si b . Le Shaykh al-Akbar fait ainsi référence aux régions de Najd et de Tihama situées dans la péninsule arabique (poèmes 5, 30, 36 et 37, etc.). Les lieux- dits d’al-Naqa (poèmes 15, 28, etc.), La‘La‘ (poèmes 3, 25, 28, etc.), al- ‘U t h a y l ( p o è m e 1 5 , e t c . ) e t D h a t a l - A j r a ‘ ( p o è m e 2 8 , e t c . ) s o n t é g a l e m e n t fréquemment cités. Dans The Zephyrs of Najd, Jaroslav Stetkevych offre une intéressante analyse de ces noms de lieux (103-34). Dans le droit fil de son argumentation visant à prouver la «métaphorisation» progressive du c o n t e n u t h é m a t i q u e e t l e x i c a l d u n a si b , S t e t k e v y c h e x p l i q u e q u e c e s é l é - m e n t s t o p o g r a p h i q u e s n ’ o n t q u ’ u n c a r a c t è r e s y m b o l i q u e (S t e t k e v y c h 1 0 7 ) . Comme avec les autres motifs de ses poèmes, Ibn ‘Arabi joue bien évidem- ment sur l’étymologie de ces noms de lieux pour en extraire tout le pouvoir symbolique. Le commentaire du Turjuman est là pour en témoigner. Toutefois, si nous nous souvenons du fait que le Shaykh al-Akbar ne nég-
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lige jamais aucun niveau d’interprétation d’un texte même le plus littéral qui soit, nous ne pouvons simplement balayer d’un revers de main l’idée que ces éléments géographiques font référence à un certain nombre d’endroits local- isables sur une carte. La dimension concrète des références aux différentes stations du pèlerinage qui sont faites (le puits de Zamzam, Mina, Yalamlam—poème 3) ne saurait être écartée. Pourquoi devrions-nous analyser différemment les noms de lieux appartenant à la toponymie du n a s ib p r é - i s l a m i q u e ? S a n s v o u l o i r t r o p i n s i s t e r s u r c e p o i n t , i l n o u s s e m b l e important de souligner qu’à travers les références géographiques mention- n é e s d a n s l e T u r ju m a n , I b n ‘ A r a b i n o u s i n v i t e à u n « r e t o u r a u x s o u r c e s » : d’une part, un retour «métaphorique» aux sources de la tradition poétique bédouine, et d’autre part, un retour «géographique» aux sources de l’Islam (La Mecque), mais aussi et avant tout, aux sources du désert de la péninsule a r a b i q u e , c e N a j d «païen, en termes symboliques jamais ‘converti’ , l’ opposé d u H i j a z » (S t e t k e v y c h 1 1 9 ) . D ’ a i l l e u r s , c e r e t o u r a u x s o u r c e s g é o g r a p h i q u e , Ibn ‘Arabi ne l’a-t-il pas lui-même réalisé en entreprenant son voyage vers l’Est? Après avoir établi que le Shaykh al-Akbar nous convie à travers les poèmes du Turjuman à un «retour aux sources» du désert, nous devons maintenant essayer de comprendre le sens de cette invitation.
Le désert fertile: «al-barzakh»
Retournons un instant au campement que nous avons abandonné quelques paragraphes plus haut. Dans son commentaire du poème n°8 (rubu‘ darisa wa-hawa jadid), Ibn ‘Arabi met en lumière le fait que les ruines (tulul) du campement déserté ne sont pas pure désolation. Il explique que la racine t-l-l «signifie aussi bien quelque chose qui com- mence à se produire que les prémices de la venue de la pluie [qui sym- bolise ici les larmes des gnostiques]» (L’interprète des désirs 105). L’auteur suggère aussi que si la «phase» des larmes constitue pour les a m a n t s m y s t i q u e s u n e f i n ( n i h a y a) , e l l e c o n d u i t é g a l e m e n t à u n n o u v e a u c o m m e n c e m e n t ( b i d a y a) ( L ’ i n t e r p r è t e d e s d é s i r s 1 0 6 ) . A i n s i , l e c a m p e - ment déserté émerge progressivement en tant que locus où «quelque chose est sur le point d’arriver», symbole parfait du cœur du gnostique q u i , d a n s l a s t a t i o n d u d é p o u i l l e m e n t ( t a j r i d) , e s t d a n s l ’ a t t e n t e d e l a descente de nouvelles théophanies (L’interprète des désirs 244). Les ruines du campement apparaissent alors comme une sorte d’entre-deux- mondes, un barzakh, dans lequel Dieu peut se manifester à travers les formes imaginales de Nizam, Hind, Lubna, Sulayma ou Zaynab. C’est au milieu de ces vestiges que la vision de la bien-aimée/du Bien-Aimé peut se révéler à l’amant. De façon assez paradoxale, cette apparition nocturne
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(khayal ou tayf), tout comme les vestiges du site abandonné, symbolisent alors à la fois la présence et l’absence de l’aimée/Aimé (Sells, “Longing” 186). La question de la théophanie elle-même sera traitée plus en détails dans la seconde partie de cette étude. Nous pouvons néanmoins suggérer dès à présent que l’appropriation des deux motifs «traditionnels» du nasib, de même que le lien établi entre eux par le Shaykh al-Akbar, lui permet de souligner l’idée que le locus réel de l’expérience mystique de l’amour est le monde imaginal, ‘alam al-khayal.
L’examen de l’usage qu’Ibn ‘Arabi fait de l’imagerie du désert con- firme également notre interprétation d’ une identification des motifs du n a s i b a v e c l e b a r z a k h, l ’ e n d r o i t o ù s e d é v o i l e n t l e s t h é o p h a n i e s . J o u a n t s u r l a p o l y - s é m i e d e l a r a c i n e «f - w - z » , l e p o è t e d é s i g n e l e p l u s s o u v e n t l e s d é s e r t s p a r l e t e r m e m a f a w i z , suggérant ainsi qu’ ils sont le lieu du triomphe, de la victoire, de la réalisation du gnostique, de la récompense qu’il reçoit pour la disci- pline ascétique qu’il pratique et les efforts spirituels et physiques qu’il exerce (poèmes 27, 36, 52). De la même façon, la dune de sable (di‘si al- naqa ) n e s y m b o l i s e p a s i c i l a s t é r i l i t é , m a i s a u c o n t r a i r e u n e r e s s o u r c e u t i l - isée par le gnostique afin de nourrir les lumières des théophanies (poème 23; L ’ i n t e r p r è t e d e s d é s i r s 2 4 0 ) . L e n o m p r o p r e a l -N a q a e s t é g a l e m e n t u t i l i s é par Ibn ‘Arabi pour désigner un endroit dans le désert (poèmes 15, 28). Le j e u a u t o u r d u t e r m e naqa’ s u g g è r e q u e l e d é s e r t e s t p a r e x c e l l e n c e l e l i e u d e la pureté (poèmes 15, 20; L’interprète des désirs 155, 202). Mais avant tout, l’ auteur explique dans son commentaire qu’ a l - N a q a fait référence au k a t h i b , « l a D u n e d e m u s c b l a n c o ù s ’ o p è r e l a V i s i o n (r u ’ y a ) [ b é a t i f i q u e d u S e i g n e u r au Jardin paradisiaque, à l’instant de la Grande Résurrection]» (poèmes 28, 59; L’interprète des désirs 282, 444). Le Shaykh al-Akbar utilise également un autre nom propre pour désigner le désert de sable. Il s’agit du terme Z a r u d qu’ Ibn ‘ A rabi définit comme «une sorte de contrée au voisinage inso- ciable, (...) une grève où le sable avoisine le sable sans se mélanger». Toutefois, l’auteur ajoute: «Malgré cela, dans ce lieu, on trouve des pâturages pour ces gazelles représentant les sciences insolites (‘ulum s h a w a r i d ) q u i n e s o n t n i a r r ê t é e s , n i c o n c e v a b l e s . » (L ’ i n t e r p r è t e d e s d é s i r s 206-07). Le désert se transforme donc en pâturages sur lesquels gazelles et chameaux peuvent paître (poèmes 18, 20, 28, 30). Le sable lui-même devient fertile, permettant ainsi à une nouvelle théophanie de «pousser» (poème 28; L’interprète des désirs 280-89). Dans une superbe image, cette dernière est aussi assimilée à «un rameau de sable» (ghusn naqa), rameau que la vie du gnostique, symbolisée par l’eau, va faire fructifier (poèmes 25, 46). Ce «rameau de sable» représente la bien-aimée, dont la nature est à la fois immuable et changeante. C’est un «entassement de sable», mais qui est
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«fait d’un assemblage [de grains]» susceptibles de se mouvoir «sous l’effet d e s v e n t s , s y m b o l e s d e s p a s s i o n s d e l ’ â m e » ( i b i d .: 2 5 4 ) . L e « d é s e r t f e r t i l e » illustre ainsi la «permanence du renouvellement» qui s’exprime à travers la succession et l’abondance des théophanies que cet environnement bien sin- g u l i e r p e r m e t (L ’ i n t e r p r è t e d e s d é s i r s 3 9 0 ) .
E x a m i n o n s m a i n t e n a n t l e s a u t r e s n o m s d e l i e u x . L e s r é g i o n s d u N aj d et de Tihama sont aussi utilisées pour évoquer les loci des théophanies (poèmes 30, 37). Comme l’explique Ibn ‘Arabi dans son commentaire du poème n°30, «s’élev[er] sur les plateaux du Najd» désigne «[l’apparition des esprits sublimes] dans des corps animés appropriés (ajsad mumaththala) dans le monde de la similitude (‘alam al-tamthil) à l’instar de la forme de Dihya (al- Kalbi) qu’empruntait l’Ange Gabriel». Quant à l’expression «descend[re] dans la plaine de Tihama», elle fait référence à «l’exemple des esprits des prophètes qui se manifestent dans des corps faits de terre (ajsam turabiyya), et non des corps animés du monde intermédiaire (jasadiyya barzakhiyya)» (L ’ i n t e r p r è t e d e s d é s i r s 3 2 1 ) . L a r é g i o n d e T h a m a d a u Y é m e n , t r a d i t i o n - nellement évoquée pour suggérer l’éclair, fait également allusion à «un lieu de contemplation essentiel», mashhad dhati (poèmes 26, 59).
Dans son article intitulé «Longing, Belonging, and Pilgrimage in Ibn ‘Arabi’s Interpreter of Desires», Michael Sells analyse également le symbolisme d’un certain nombre de lieux-dits. En prenant pour exem- ple le nom La‘La‘ évoqué dans le poème n°24, il explique: «The short love-elegy continually re-visits the station of La‘La‘, exploring its ety- mological and symbolic reservoirs of meaning, taking the root-meanings of flash and glare and working them into the associations of lightning [...] within the Arabic poetic tradition» (poème 24; Sells, “Longing” 182). De façon encore plus intéressante, il établit un rapprochement entre les stations situées sur la route de la bien-aimée qui s’éloigne de son amant (telles que La‘La‘ par exemple), et les différentes étapes du pèlerinage à la Mecque. En examinant le poème n°11, il affirme:
Ibn ‘Arabi has combined stations of the hajj, such as the “stoning place of Mina,” with stations from the ancient nasib, such as Na‘man, famous from the poetry of Majnun Layla. The litany of stations, echoing all the way back to the Mu‘allaqa of Labid, is a central element of Ibn ‘Arabi’s hermeneutic poetics. Such poetics reach back to retrieve old or lost meanings, such as the sacrali- ty of the stations of the beloved, even as create new poet- ic forms and topoi. The new topics here include the delib-
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erate intermixture of hajj and nasib stations (an intermix- ture which is itself a powerful interpretation of the origi- nal nasib stations), and the transformation affected by the “passing away” under the tamarisk. [...] [Thus,] the Interpreter of Desires is a hermeneutic poetics, simulta- neously adding creative new movements to the classical lyric and retrieving ancient and partially buried meaning from within the tradition. (Sells, “Longing” 193)
A travers une appropriation toute particulière du contenu thé- m a t i q u e e t l e x i c a l d u nas i b b é d o u i n , I b n ‘ A r a b i n o u s o f f r e d o n c l e s «clés» permettant de saisir le sens du paradoxal retour aux «sources» du désert qu’il entreprend dans le Turjuman. Pour le poète, il s’agit d’un retour aux sources de l’inspiration. C’est en s’ «immergeant» dans la solitude et le silence du désert que l’artiste peut espérer entendre la voix de sa muse, être témoin de son appari- tion ( k h a y a l ) . A i n s i , i l e s t i n t é r e s s a n t d e n o t e r q u e l a p r e m i è r e v i s i o n de la belle Nizam dont le Shaykh al-Akbar est témoin, vision qui lui i n s p i r e r a l a c o m p o s i t i o n d u T u r j u m a n, n e s e p r é s e n t e p a s à l u i a u moment où il se tient devant la Ka‘ba, mais seulement une fois qu’il est «sorti du sol dallé [sur lequel se trouve l’ouvrage] [...] et [qu’il] se promèn[e] sur le sable» (L’interprète des désirs 54). Pour le mys- tique, il s’agit d’un retour aux sources de la prophétie, un retour à ce Najd « p a ï e n » , à c e s d é s e r t s d e l ’ A r a b i e d e l a J a h i l i y y a a u s e i n desquels la Révélation divine descendit sur Muhammad. Comme nous allons le voir dans la seconde partie de ce travail, c’est seule- ment en retournant à cet état d’ignorance que l’amant mystique peut espérer atteindre la connaissance de Dieu et retrouver le véritable sens de l’Islam.
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