lundi 19 octobre 2020

Ibn al- K̲h̲aṭīb : Historien, poète et soufi

 


Ibn al- K̲h̲aṭīb : Historien, poète et soufi

 

Texte intégral de l'intervention de Saadane Benbabaali au 13 e Festival de la culture soufie le 19 Octobre 2020 (Table-ronde sur Ibn al-Khatib).

Avec mes remerciements à M. Faouzi Skali, Directeur du Festival et à Mme Carole Latifa Ameer, directrice artistique. 

 

À cheikh Hassan Zémirline et à cheikh Abderrezak Benterkia (Rahimahoum Allah) qui m'ont enseigné la langue arabe à une époque où le colonialisme tentait de nous  déposséder de la part arabe de notre culture.


À mes professeurs d'Université Rachel Arié (Paix à son âme), qui a dirigé à la Sorbonne ma thèse sur la poésie arabo-andalouse et à Kamel Malti (Rahimahou Allah) qui m'a enseigné à Alger ce que j'ai appris de meilleur en langue française

À Mon cheikh soufi Si Djamal Z.

En reconnaissance à René Perez, qui nous a quittés l’année dernière nous laissant sa thèse La " Rawdat al-t'arif bil-Hubb al-Sharif " (Le Jardin de la connaissance du Noble Amour).

À mes étudiantes:

- Naoual Barray-Mefsioui qui avait soutenu sous ma direction un mémoire de Master sur la Rawda d’Ibn al-Khatib

- Clélia Bergerot qui continue, sur le chemin où mon aventure andalouse a commencé, à poursuivre de très utiles recherches sur le rapport entre la poésie des poètes andalous et celle des troubadours occitans.

 

Préambule

Homme politique, vizir et historien de Grenade, homme de lettres, voyageur et penseur soufi Ibn al-Khatîb est une importante personnalité andalouse du XIVe siècle.

Ses multiples talents et sa brillante intelligence lui ont permis de gravir les échelons et d’atteindre les plus hauts degrés du pouvoir.

Sa passion pour la connaissance l’a amené à écrire des ouvrages d’histoire, mais aussi à beaucoup voyager.

Fin connaisseur de poésie et poète lui même, il a joué un rôle capital dans la transmission de nombreux poèmes en rédigeant une anthologie célèbre.

Enfin, influencé par le soufisme, il a également composé un ouvrage de mystique.

Malgré ces multiples facettes qui témoignent du degré de curiosité et de la soif de connaissance qui animaient cet éminent personnage, certains aspects de sa pensée et de ses écrits restent encore méconnus et l’intérêt qu’il mérite ne lui a pas  été suffisamment accordé.

La plupart des informations concernant la vie d’Ibn al-Khatîb sont issues de l’ouvrage de l’historien maghrébin al-Maqqarî, dans son Nafh al-tîb min ghusn al-’Andalus al-ratib wa-dhikr wazîri-hâ Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb.

 ("Exhalation de la douce odeur du rameau vert d'al-Andalus et l’évocation de son vizir Lisân al Dīn Ibn al-Khatīb).

Brève biographie

Abû ‘Abd Allâh B. Ahmad al-Salmânî qui portait le nom d’Ibn al-Khatîb et les laḳabs de Lisān al-dīn et de Ḏh̲ū l-wizāratayn, descend d’une famille  arabe d’origine yéménite.

Celle-ci  avait rejoint al-Andalus au VIIIe siècle, pour s’installer tout d’abord à Cordoue, puis à Tolède, Loja, et enfin à Grenade.

L’origine de son nom de famille serait liée au fait que son arrière-grand-père avait été prédicateur (khatîb) donc son grand-père reçut logiquement le surnom d’Ibn al-Khatîb dont héritera toute la descendance.

Lisān al-dīn Ibn al-Ḵh̲aṭīb naquit à Loja, à une cinquantaine de km. de Grenade, en novembre 1313, mais il reçut son instruction à Grenade où son père s’était installé pour entrer au service du sultan Abū l-Walīd Ismāʿīl.

Il eut des maîtres nombreux et éminents et, grâce à leur enseignement et à ses aptitudes particulières, il parvint à acquérir une vaste formation qui devait lui permettre de se distinguer dans diverses branches du savoir.

Ses qualités et son savoir le firent entrer, après la mort de son père en Octobre 1340, au service du sultan Abū l-Ḥad̲j̲d̲j̲ād̲j̲ Yūsuf b. Ismāʿīl en qualité de secrétaire,

Il fut ensuite nommé aux fonctions de kātib al-ins̲h̲aʾ, chef de la chancellerie royale, avec le titre de vizir; il les conserva sous le règne de Muḥammad V al-G̲h̲anī bi-lLāh qui éleva son rang et sa catégorie en lui octroyant le titre de Ḏh̲ū l-wizāratayn.

A partir du jour où fut détrôné Muḥammad V (1358-9), le destin d’Ibn al-Ḵh̲aṭīb change; le ḥād̲j̲ib Riḍwān, protecteur d’Ibn al-Ḵh̲aṭīb, ayant été assassiné, Lisān al-dīn fut mis en prison, et ce fut seulement grâce à l’intervention de son ami Ibn Marzūḳ, qu’il recouvra la liberté et fut autorisé à se rendre au Maghrib al Aqsa.

Il parcourut tout le royaume des Marīnides et s’installa finalement à Salé où écrivit un certain nombre de ses ouvrages

Muḥammad V ayant été remis sur le trône en mars-avril 1362, Ibn al-Ḵh̲aṭīb retourna à Grenade où il fut rétabli dans ses fonctions de vizir du royaume et devint le premier dignitaire de la cour.

Mais, au bout de quelques années, victime d’intrigues et craignant le pire, il saisit l’occasion d’un voyage d’inspection dans les forteresses de la région occidentale du royaume de Grenade pour passer à Ceuta et, de là, à Tlemcen (773/1371-2) où il fut très bien reçu par le sultan Abū Fāris ʿAbd al-ʿAzīz;

Mais un peu plus tard, à cause de son ouvrage Rawdat at ta3rîf , il fut injustement accusé, entre autres délits, d’hérésie, par ses influents rivaux grenadins, surtout du ḳāḍī al-Nubāhī et du vizir Ibn Zamrak.

 À la suite de quoi, Ibn al-Ḵh̲aṭīb connut les jours les plus amers de sa vie. Jeté en prison, il fut jugé, sur l’intervention d’Ibn Zamrak qui lui avait succédé en qualité de premier ministre de Grenade et s’était fait son accusateur, par une cour privée constituée à cet effet.

 Et bien qu’aucune sentence définitive n’eût été prononcée, il fut assassiné à l’instigation de Sulaymān b. Dāwūd et mourut étranglé dans sa prison, à la fin de l’année 776/mai-juin 1375.

Ibn al-Ḵh̲aṭīb fut le plus grand écrivain musulman de Grenade et un témoin presque unique pour la connaissance de l’histoire et de la culture à la fin du VIIe/XIIIe et durant la majeure partie du VIIIe/XIVe siècle. Il se distingua dans presque toutes les branches du savoir et écrivit des ouvrages sur l’histoire, la poésie, la médecine, l’adab et des sujets mystico-philosophiques.

Ses voyages comme ambassadeur auprès des sultans marinides et pendant son exil au Maroc ainsi qu’en qualité d’inspecteur des forteresses du royaume de Grenade et en d’autres circonstances lui donnèrent l’occasion d’écrire diverses riḥlas.

 Ibn al-Ḵh̲aṭīb est également l’auteur d’ouvrages médicaux tels qu’al-Maʿlūma et la Risāla fī takwīn (takawwun?) al-d̲j̲anīn

Il est l’auteur d’une anthologie poétique intitulée Ḏj̲ays̲h̲ al-taws̲h̲īḥ, dont nous parlerons par la suite sans compter les poèmes de sa composition qui se trouvent dans ses ouvrages.

La liste la plus complète de ses ouvrages est celle que donne al-Maḳḳarī dans son u Nafḥ al-ṭīb  auquel il faut recourir pour tout ce qui concerne cette grande figure de la politique et des lettres.


 

 

 Héritage littéraire et intellectuel

 

Ibn al-Ḵh̲aṭīb est l'auteur de plus de soixante livres. Mais le polygraphe grenadin est surtout connu comme l’historien de Grenade grâce à sa Iḥāṭa fī taʾrīk̲h̲ (var. ak̲h̲bār) G̲h̲arnāṭa

 

En histoire : al-Iḥāṭa fī taʾrīk̲h̲ (var. ak̲h̲bār) G̲h̲arnāṭa, est une grande monographie de Grenade contenant la description de la ville et les biographies des personnages célèbres, avec des notices historiques très intéressantes et, dans quelques cas, uniques. Seules quelques éditions partielles de cet ouvrage important ont vu le jour. 

 

En Poésie : en plus de ses compositions de style classique, Ibn al-Khatîb est d’abord connu dans le domaine du nouveau genre strophique né à la fin du 10e siècle en al-Andalus pour sa célèbre et précieuse anthologie : Djaysh al-tawshîh.

Cet ouvrage constitue le recueil le plus important de muwashshahât connu à ce jour après ‘Uddat al-Djalîs d’Ibn Bushrâ.

Il fut composé par souci de sauver de l’oubli ou de la disparition un patrimoine inestimable.

Il faut se rappeler qu’Ibn al-Khatîb a vécu à un moment où le territoire musulman de la Péninsule Ibérique se réduisait au royaume de Grenade.

Le Djaysh reste un document inestimable pour l’étude du muwashshah pour plusieurs raisons que nous allons énumérer :

  1. L’anthologie d’Ibn al-Khatîb compte 165 muwashshahât de poètes ayant vécu au 6e /12e siècle.
  2. Parmi les washshâhûn cités, les poèmes de dix d’entre eux ne sont connus que grâce au Djaysh;
  3. L’Anthologie comporte dix-sept khardjât utilisant la langue romane de l’époque qui n’existent nulle part ailleurs.
  4. Le lettré grenadin apporte des indications biographiques inédites  de certains auteurs cités.

De plus, il fut lui-même auteur de plusieurs muwashshahât dont la plus célèbre est celle qui commence par : Djâda-ka al-ghaythu idhâ al-ghaythu hamâ

Dans ce poème, il exprime dans le prélude son amour profond et une grande nostalgie pour sa terre natale al-Andalus à un moment où il vivait en exil :

Djâda-ka al-ghaythu idhâ al-ghaythu hamâ     yâ zamâna al-wasli bi-l-Andalusi

lam yakun waslu-ki illâ hulumâ                          fî-l-karâ aw khulsati l-mukhtalisi” 

“ Ô temps de nos amours en terre d’al-Andalus 

que la pluie qui tombe te soit bénéfique

Nos amours de jadis ne sont plus qu’un rêve évanescent

Éphémère comme l’instant que l’on ravit furtivement.”

Il y démontre aussi une grande sensibilité et une maîtrise de l’art du ghazal consacré aux thèmes amoureux  comme il y célèbre les madjalis al-uns, ces assemblées de plaisir dont étaient friands les Andalous

Fî layâlin katamat sirra l-hawâ            bi-l-dudjâ law-lâ shumûsa l-ghurari

Mâla nadjmu l-ka’si fî-hâ wa-hawâ      mustaqîma al-sayri sa‘da al-athari

Watarun mâ fî-hi min ‘aybin siwâ          anna-hû marra ka-lamhi al-basari”

 

“Les nuits auraient couvert le secret de nos amours du voile de leur obscurité

si les fronts des belles semblables à des soleils ne l’avaient révélé par leur clarté.

Les étoiles de nos coupes s’inclinèrent puis s’effondrèrent

Moments de désir qui n’ont d’autre défaut

Que celui d’être passés aussi vite qu’un clin d’œil

 

Mais, comme il était souvent de tradition, il termine son long poème par un retour à Dieu et à l’expression de sa fidélité au message prophétique :

“ Soumets-toi, ô mon âme, à la volonté du Destin

et mets à profit ce qu’il te reste à vivre pour te repentir.

Cesse d’évoquer une période aujourd’hui révolue,

Passée entre reproches et réprimandes ;

Adresse-toi maintenant au Seigneur Maître de l’agrément

Qui, dans le Livre Suprême, trouva la voie du succès.

 

 


 

Ces derniers vers nous amènent à la phase spirituelle de cet homme qui, après avoir connu tous les honneurs, consacra son dernier ouvrage important à la pensée soufie dans  : Rawḍat al-taʿrīf bi-l-ḥubb al-s̲h̲arīf.

 

En Espagne musulmane c’est l’orthodoxie malikite qui tient une place dominante dans la société et la structure étatique durant les premiers siècles. Les fuqahâ, dont les consultations juridiques réglaient la vie sociale jouèrent un rôle primordial dans les métropoles andalouses par leur savoir, leur prestige social qu’ils acquirent dans l’entourage des princes.

Toutefois quelle que fut son importance, le mâlikisme finit par assouplir son intransigeance. Dès la fin du XIe siècle, un mouvement mystique avait animé les masses andalouses et connut un véritable développement dès la fin du 13e siècle après la chute de Cordoue et de Séville.

 

Ibn al-Khatib, comme la plupart des membres de l’élite grenadine autour du pouvoir nasride, semble être resté en dehors de ce mouvement spirituel. Ce n’est que durant la dernière partie de son existence et surtout après la perte de son épouse et ses soucis avec le pouvoir qu’il se tourna vers le soufisme.

 

C’est alors qu’il produisit cette œuvre inattendue La Rawdat at-ta‘rîf bi-l-hubb as-sharîf. Ce traité de mystique est empreint de la doctrine de l'« Unicité absolue » d'Ibn Sab'în ce maître qui avait profondément influencé le grand poète soufi Abû al-Hassan as Shustari (1212 à Guadix -1269 à Damiette en Égypte)

La Rawda est un ouvrage important pour plusieurs raisons:

Il s’agit d’une production volumineuse (654 pages dans la deuxième édition).

Cet ouvrage éclaire des points d’histoire des royaumes de Grenade et de Fès, et il apporte, en même temps, certaines données sur la sensibilité religieuse répandue à l’époque. Cependant, l’intérêt de cet ouvrage tient à son contenu même. Il se présente comme un récapitulatif sur le sujet du tasawwuf : l’ensemble des pratiques adoptées par le mystique musulman.

L’auteur y a suivi une méthode d’exposition assez originale : pour ses chapitres, sous-chapitres et autres subdivisions l’auteur utilise l’allégorie de l’arbre :

Sur la terre qui constitue l’âme humaine, pousse l’arbre de l’amour de Dieu. Et à partir de cette image centrale, de ce noyau, il traite l’abondante matière que son thème embrasse. Il parlera des racines, du tronc avec son écorce, son bois, sa sève, des branches maîtresses et secondaires, des feuilles, des fleurs et enfin des fruits.

Le sujet traité par Ibn al-Khatib dans la Rawda est le noble amour, l’amour de Dieu, ou l’amour suprême. L’auteur y a évoqué tout ce qui pouvait se rapporter, de près ou de loin, à ce thème principal. Il y a cité des extraits du Coran et du hadith, des spéculations des philosophes grecs et latins, celles des « Falâsifa » et des auteurs du Kalâm musulmans, les grands manuels didactiques en spiritualité, des akhbâr et sentences rapportées de certains saints personnages. On y trouve également les propres réflexions Ibn al-Khatib.

En grand connaisseur de la poésie spirituelle, il cite dans sa Rawda de nombreux vers d’auteurs mystiques qui reflètent leur expérience spirituelle. C’est par quelques vers dédiés aux quêteurs d’absolu que je terminerai cette évocation d’un homme à qui on n’a pas encore rendu tout l’hommage qu’il mérite :

Wa law-lâ l-hubbu mâ qata3û al fayâfî        Wa law-lâ l-hubbu mâ rakibû al-bihâr

Sans l’amour, ils n’auraient pas traversé les déserts

Sans l’amour, ils n’auraient point entrepris leur voyage en mer

Fa-da3hum, wa al-Ladhi rakibû ilayhi …..

Wa lâ tushghal bi-hubbi diyâri Laylâ              Wa lakinna hubba man sakana ad-diyâr

Ne les importune point pour Celui vers qui ils sont partis en quête

Et ne te préoccupe pas de l’amour de la demeure de Laylâ

Mais de l’amour de celle qui réside dans la Demeure.

 

Voici le lien permettant d'accéder à la rediffusion de mon intervention: https://festivalculturesoufie.com/wpstream/live-soiree-lheritage-dibn-al-khatib-et-lislam-en-occident-20h30-gmt1/

Saadane Benbabaali

 

5 commentaires:

Unknown a dit…

Merci pour ce voyage

Unknown a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Unknown a dit…

Il m'a manqué le son de votre voix mêlée de cette passion qui vous anime quand vous parlez de Al Andalous et de ses poètes. Bravo pour ce bel hommage. Josette Kalifa

Benbabaali saadane a dit…

Bonjour chère Josette. Merci pour le commentaire. Voici le lien permettant d'accéder à la rediffusion de mon intervention: https://festivalculturesoufie.com/wpstream/live-soiree-lheritage-dibn-al-khatib-et-lislam-en-occident-20h30-gmt1/

Unknown a dit…

Bonjour cher Saadane une belle et riche découverte Je confirme ce que je t'ai déjà dit dans mon message via WhatsApp; il ne s'agit pas d'un trou mais d'un énorme gouffre difficile à combler. Je n'éprouve aucune honte à l'admettre. Cheikh Zemirline et cheikh Benturkia sont l'évocation d'un lointain passé que nous partageons Qu'ils reposent en paix